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Rapport de force et légitimité linguistique dans la société chaouie

Dans un petit village au fin fond du pays chaoui, un groupe de Moudjahidin (anciens combattants) sont réunis dans une salle exigüe pour commémorer une bataille de la guerre d’Indépendance.

L’interaction qui va se produire dans ce petit groupe de personne laissera transparaître un phénomène bien étrange. Bien que les orateurs comme les assistants soient tous chaouis, la conférence ainsi que les témoignages qui vont la suivre seront exclusivement dans un arabe qui se veut classique. Prétention non suivie d’effet.
Quelle raison pousse ces hommes à abandonner leur langue maternelle, cet idiome dans lequel ils s’exprimaient quelques secondes avant le début de cette conférence ? Pourquoi se sentent-ils obligés de s’en défaire comme d’un manteau dès qu’ils ont mis le pied dans la salle ?

Domination et rapport de force linguistique

En Algérie il y a un système de rapport de force linguistique. L’arabe classique étant la langue «légitime», celle qu’il faut parler dans les situations légitimes, c’est-à-dire dans les situations officielles, à la télévision, dans les administrations, dans les discours officiels, etc. En plus d’être la chasse gardée de la famille révolutionnaire à laquelle notre groupe de chaouis appartient, une conférence sur l’histoire, est foncièrement une situation officielle.
Dans son livre, Questions de sociologie, Pierre Bourdieu rapporte une histoire similaire qui s’est produite en France :
«Au cours d’une cérémonie en l’honneur d’un poète béarnais, le maire de Pau s’adresse au public en béarnais, le journal écrit : ”Cette attention touche l’assistance”. Cette assistance est composée de gens dont la première langue est le béarnais et ils sont ‘’touchés’’ par le fait qu’un maire béarnais leur parle en béarnais. Ils sont touchés de l’attention qui est une forme de condescendance.
« Pour qu’il y ait condescendance, il faut qu’il y ait écart objectif: la condescendance est l’utilisation démagogique d’un rapport de force objectif puisque celui qui condescend se sert de la hiérarchie. Ce qui se passe entre un maire béarnais et des Béarnais n’est pas réductible à ce qui se passe dans l’interaction entre eux. Si le maire béarnais peut apparaître comme marquant son attention à ses Béarnais de concitoyens, c’est parce qu’il joue du rapport objectif entre le français et le béarnais ».
Ce rapport de force linguistique est ainsi expliqué par le sociologue français : « même s’il n’a jamais entendu “le français standard parisien” (en fait il l’entend de plus en plus «grâce» à la télévision), même s’il n’est jamais allé à Paris, le locuteur béarnais est dominé par le locuteur parisien et, dans toutes ses interactions, au bureau de poste; à l’école, etc. ».
On peut établir le parallèle entre le cas béarnais et le chaoui. Dans les deux cas , le deuxième idiome (béarnais/ chaoui) est dominé par le premier (français/arabe).

Revenons maintenant à notre groupe de Moudjahidin chaouis. Ces derniers, après la fin de cette conférence se retrouvent dans un café à deux pas du lieu de la conférence. L’interaction qui va se produire dans le café est complètement déférente de celle de la salle.

Celui qui s’exprimait dans un arabe laborieux et ne faisait que recycler les poncifs du Parti unique quelques minutes avant, retrouve tout à coup sa faconde et se montre tour à tour, touchants et facétieux. Désormais à l’aise dans leur langue maternelle, ces vieux chaouis évoquent des souvenirs communs relatifs à la guerre d’indépendance, leur discussion en thachawit est aussi animée et vivante qu’elle était morne et ennuyeuse  en arabe.
La raison en est que l’individu qui s’exprime dans une langue qui n’est pas la sienne et dans une situation officielle, est soumis à un effet important de censure. Comme le précise Pierre Bourdieu, ceux qui sont privés de leur franc-parler « sont condamnés au silence dans les situations officielles où se jouent des enjeux politiques, sociaux, culturels importants. »

Jugurtha Hanachi

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