Dépoussiérer l’Histoire?

L’Histoire s’affine avec le temps et les données scientifiques

Certains pourraient croire encore que l’Histoire est forcément écrite dans la pierre. Pourtant, au fil du temps et des avancées archéologiques, on s’aperçoit qu’il est dorénavant nécessaire de revoir certaines données existantes.

Pour les disciplines archéologiques, telle que l’anthropologie, il s’agit d’un fait coutumier. Chaque nouvelle découverte fondamentale redistribue les cartes du puzzle relatif aux origines de l’Homme. Ainsi, si l’on estime encore que l’espèce humaine est issue du continent africain, force est de constater aujourd’hui que le berceau ne se trouve pas exclusivement dans le seul creuset Est-africain.

Évidemment, une telle démarche est conforme à l’esprit scientifique, même si parfois cela provoque quelques grincements de dents.

L’Histoire fonctionne souvent autrement. Il est vrai que cette discipline, appartenant à la branche des Sciences humaines, est plus facilement malléable par l’esprit humain. Elle a souvent été instrumentalisée comme une arme politico-correcte en fonction des objectifs politiques, économiques ou religieux des nations. On se souvient de ces vieux livres de l’histoire de France qui, sans ambages, commençaient en évoquant “nos ancêtres les Gaulois”, que ce soit dans l’Hexagone ou outre-mer!

Or, de nos jours, d’autres disciplines appartenant aux Sciences humaines, ne cessent d’apporter un éclairage nouveau. Une version de l’histoire que l’on penserait établie une fois pour toutes n’est plus envisageable. Depuis Claude Lévi-Strauss (1908-2009), l’ethnologie se pense différemment; le mythe et la linguistique ont transformé notre connaissance des Indo-européens grâce aux travaux de Georges Dumézil (1898-1986).

Dorénavant, l’Histoire se trouve sans cesse confrontée à la nécessité d’être revue et corrigée au gré des découvertes. La génétique, par exemple, fait état de données irréfutables bouleversant certains savoirs. L’accumulation et la rapidité de tous les apports scientifiques provoquent un certain malaise compréhensif parmi les historiens de la vieille école. On peut concevoir qu’ils n’avaient jamais été préparés à l’avancée des sciences, ni à l’impact que cela pouvait avoir sur leur discipline. Il s’agit d’un phénomène contemporain dont il faut tenir compte.

La linguistique a notamment beaucoup contribué à repenser différemment le passé. L’étendue des connaissances dans ce domaine joue un rôle fondamental qu’il n’est plus possible d’ignorer.

Dans un autre ordre d’idées, la fascination pour les civilisations antiques s’est peut-être trop focalisée sur le rôle des Égyptiens, des Grecs ou des Romains. Leur importance est bien sûr essentielle. Pourtant, l’histoire du bassin méditerranéen (“Mare nostrum” latin) semble avoir mis en veilleuse une meilleure connaissance des Phéniciens ou des paléo-Libyques. À vrai dire, le rôle joué par la civilisation phénicienne est à la fois unique et capital dans l’histoire du monde antique. La Phénicie apparaît véritablement être un lien majeur entre la civilisation égyptienne et celle des Grecs. Les Phéniciens sont les détenteurs du premier alphabet de l’Histoire; la notion même du livre est née à Byblos (Jbeil [جبيل], localité proche de Tripoli du Liban). Parallèlement, on redécouvre leur extraordinaire talent de navigateurs et d’armateurs. Les cités-États de la Phénicie ont été les instigatrices de toutes les connaissances antiques issues de Mésopotamie ou d’Égypte vers le monde occidental méditerranéen. Et comme Carthage, bien avant Rome, en était devenue une extension occidentale, l’influence s’est de facto propagée parmi les Numides.

On préfère aujourd’hui utiliser le terme Amazigh pour définir ceux que l’on appelait auparavant les Berbères. L’aire de leur territoire s’étend de l’Égypte occidentale aux îles Canaries et inclue également plusieurs États sahariens.

Force est donc de constater que le creuset méditerranéen n’est pas seulement dû aux Égyptiens, aux Grecs ou aux Romains, mais aussi aux Phéniciens, aux Libyques, aux Hébreux ou encore aux Étrusques. L’ascendance du monothéisme proche-oriental a forcément joué un rôle d’accaparement en privilégiant le monde grec et latin. Or, la Bible a d’abord été écrite en araméen et en hébreu (Ancien Testament), puis en grec (Nouveau Testament).

L’ancien libyque, ancêtre du Tamazight, appartient au groupe des langues chamito-sémitiques, comme l’araméen et l’ancien égyptien (dont le copte est issu). Par contre le phénicien, l’hébreu et l’arabe sont des langues sémitiques. Quant à l’alphabet Tifinagh, calqué sur le libyque ancien, il est contemporain de l’alphabet phénicien (soit environ 1200 av. J.-C.). Clairement, ces deux alphabets, le phénicien et le libyque, cohabitent à peu près à la même époque, l’un au Levant, l’autre au nord de l’Afrique. Il s’agit déjà ici d’un premier détournement culturel.

Pour illustrer ces différentes réflexions, on peut y ajouter quelques révélations ou expérimentations récentes incitant à se poser des questions sur l’Histoire établie.

1.L’expédition du ‘Phoenicia (“Les Phéniciens avant Colomb[1]”). Comme son nom peut l’évoquer, le “Phoenicia” est un bateau commercial phénicien construit à l’identique. L’idée de son concepteur, le capitaine Philip Beale, était avant tout de montrer qu’il était vraisemblable que les Phéniciens ont pu réaliser les voyages mentionnés par des textes de l’Antiquité.

Dans un premier temps, le “Phoenicia” a donc fait le tour complet du continent africain en partant de la mer Rouge. Puis, prenant Carthage comme nouveau port d’attache, le bateau a navigué le long de deux routes commerciales attribuées aux Puniques: la route de l’étain vers la Cornouaille et la route de l’or vers le golfe de Guinée.

En dernier ressort, et de manière encore plus audacieuse, le “Phoenicia” a entrepris une traversée de l’Atlantique, non pas pour prouver que les Phéniciens l’avaient fait avant Christophe Colomb, mais tout simplement pour vérifier si cela restait du domaine du possible. Parti donc en septembre 2019 de Carthage, le bateau est d’abord passé par Tenerife, aux Canaries, avant d’atteindre l’île de Saint-Domingue en décembre, et finalement la côte occidentale de la Floride en janvier 2020.

2.La pierre de Paraïba revisitée. Le hasard fait parfois bien les choses. En relatant l’expédition du “Phoenicia”, il avait semblé utile d’évoquer l’existence des inscriptions trouvées sur la pierre de Paraïba, au nord du Brésil. Les signes, qui y ont été découverts, ont été attribués à des Phéniciens, qui seraient venus jusqu’en Amérique du Sud. Malgré tout, il semblait qu’il s’agissait d’un subterfuge.

Toutefois, un article récent publié dans academia.edu[2] tente de démontrer qu’il n’en est rien. Le texte original de l’inscription date du VIe siècle av. J.-C. En voici la transcription en anglais:

We are children of Canaan from Sidon of the Eastern Kingdom of Merchants and are cast, I pray, here beside a central land of mountains (with this) offered choice gift to the Most High Gods and Goddesses in year 19 of King Hiram, I pray (still) strong, from the valley of Ezion-geber of the Red Sea. Thereby (we) journeyed with 10 ships and we were at sea together assuredly two years around the land of Ham. We were separated by the hand of Baal and no longer remained among our companions, I pray, we have come here, 12 men and 3 women at this new land. Devoted, I make, even whom men of wealth bow the knee, a pledge to the Most High Gods and Goddesses (with) sure hope.”

L’auteur de cette étude précise que: “les premières critiques qui avaient déclaré que cette inscription était frauduleuse semblaient plus intéressées à dénigrer la personnalité de Netto[3], plutôt que d’étudier l’inscription mot à mot, lettre après lettre[4].”

Or justement, la nouvelle analyse citée, poursuit en mentionnant le reproches qui paraissent incompatibles avec l’histoire établie. “L’atmosphère scolastique à laquelle Netto a dû faire face, était entachée des biais socio-politiques de l’époque, lesquels étaient déterminés à ne pas revoir des affirmations qui se situaient en dehors de la norme.[5]

La toute nouvelle analyse de la pierre de Paraiba a été faite selon des compétences linguistiques indéniables. Elle permet d’établir une relation avec l’hypothèse d’une découverte de l’Amérique 2700 ans avant Colomb. Il faudra malgré tout que sa légitimité soit définitivement établie avant d’en tirer des conclusions. La prudence s’impose dans ce domaine. C’est d’ailleurs pourquoi cet article est titré sous forme de question: “La pierre de Paraiba: Fausse ou authentique?” (Paraiba Stone: Fraud or Genuine?)

3.Le Tamazight réajuste certaines données historiques établies. La linguistique continue à redonner un sens nouveau à l’histoire traditionnelle. Il est vrai que la langue amazighe (le berbère, appelé le Tamazight) a pris une dimension nouvelle depuis que la reconnaissance de sa légitimité au Maroc et en Algérie.

Un autre article, également publié sur academia.edu revisite linguistiquement, ce qui semblait jusqu’ici être un fait historique établi.

3.1.Le détroit de Gibraltar. Le célèbre détroit n’en est plus à sa première appellation. Il a d’abord été connu comme étant ‘’Les Piliers d’Heracles’’ par les Grecs, puis “Les Colonnes d’Hercules” par les Romains; on pensait que son nom définitif, “le détroit de Gibraltar” était hérité de l’arabe ‘Jebel Tarek’ [“le mont de Tarek”] à cause du commandant des forces arabes Tariq Ibn Zyad parti à la conquête de l’Espagne. Lui-même était un berbère chaoui, originaire de Khenchela, où se dresse ironiquement la statue de Dihya, surnommée la Kahina.

Or, selon l’auteur[6], l’origine du mot aurait en fait une origine linguistique bien distincte. “La dénomination Gibraltar (détroit de), dont l’origine présumée serait dérivée de Jabal Tariq (طارق جبل ). « le mont de Tariq (Ibnou Zyad) », ne doit rien à ce conquérant, elle est empruntée à la langue berbère.” La surprise est de taille, même si, sur un plan historique, le personnage de Tariq Ibn Zyad a bien été le commandeur des troupes islamistes parties conquérir l’Andalousie [Al Andalus]. Car, voici ce que Ali Farid Belkadi ajoute: ”La désignation Tariq (arabe) n’est que la traduction littérale du mot berbère abrid, en rapport au rocher qui domine le détroit. Cette dénomination ranime le souvenir des paléo-Berbères Tabrida qui vivaient dans le voisinage du seuil de Gibraltar à la haute époque libyenne.”

En poursuivant l’analyse, l’auteur précise qu’au Xe siècle de notre ère “le pays s’appelait encore Tabrida”. En se tournant alors vers la langue berbère, celle de cette partie septentrionale du Maroc (le Rif), il ajoute donc: “Abrida, on l’aura reconnu, est un passim du mot berbère abrid : « chemin », « passage », « route », « grande route », dont l’équivalent arabe est tariq. Abrid est au pluriel : ibriden, qui indique après augmentation du sens, que le détroit de Gibraltar signifiait à l’origine : « la route menant au rocher, à travers le détroit », en référence aux autochtones Abrita qui étaient établis dans les parages du défilé.” Toujours en se référant à la langue berbère, l’auteur poursuit l’analyse: ”Cet ethnonyme Tabrida dont l’affixe T peut être assimilé au berbère at « gens de », « fils de » comme dans at_tmurt « les gens du pays » ou at-yenni « les gens (tribu) de Yenni », peut aussi bien être énoncé en langue berbère par At Abrid et Aït Abrid : « les gens de Abrid » ou encore « la tribu de Abrid »”.

En définitive, Gibraltar (Djebel Al-Tariq) aurait donc bien une toute autre origine que celle qui prévaut encore dans les livres d’histoire traditionnels. “En résumé, concernant le détroit de Gibraltar, signalons qu’en berbère de Kabylie, la radicale JB suggère une série de mots pouvant former l’affixe du toponyme JBL+TRQ (Gibraltar), plus particulièrement Ijebbu et Ajbay, qui signifient : « aller vers un endroit ou un pays éloigné », « en passant par-dessus une montagne ou en franchissant une limite ». (J.-M. Dallet, Dictionnaire Kabyle-Français, Parler des At Mangellat, Algérie, 1982, Paris SELAF, p. 357). Nous obtenons ainsi : JB+ABRID (berbère) : « Passer une montagne+route », primitivement Ajbu (Ajbay) N Ubrid, reformulé littéralement en JBL+TARIQ (arabe) : « montagne+route » Djebel Al-Tariq.”

Comme on le voit, la linguistique apporte une lumière différente sur certains faits que l’on pensait établis. Ainsi, on aurait ici un bel exemple d’un enjolivement pseudo-religieux allant dans le sens d’un panarabisme conventionnel!

Un autre épisode historique bien connu concerne le mythe de la fondation de Carthage par la princesse Tyrienne Elissa (en phénicien). L’Histoire a retenu son nom latinisé Dido (Didon, en français), lui-même issu du libyque, Deidô, “l’errante”.

3.2.Didon. La fondation de Carthage (Kart Hadasht, la “ville nouvelle”), en 814 av. J.-C., par des Phéniciens venus de Tyr, a donné lieu à un mythe de fondation[7]. L’histoire d’Elissa, la reine Didon (légende grecque de Dido), est bien connue. Or, comme c’est souvent le cas, un mythe fondateur recèle une histoire symbolique qu’il faut s’efforcer d’interpréter.

Ali Farid Belkadi propose une explication étymologique au “sobriquet Dido (Didon) qui fut décerné à la reine phénicienne Elissa-Elisha par les paléo-Berbères de la côte tunisienne au VIIIe siècle avant J.-C.

L’analyse linguistique qu’il en fait, paraît correspondre à la légende. “Ce pseudonyme Dido, replacé dans le cadre du système morpho- syntaxique berbère, est un dérivé nominal de sa racine Ddu, qui signifie : « marcher », « cheminer », « flâner », « errer ». Il indique, dans les parlers berbères de nos jours, la « pérégrination », synonyme de voyage et de périple. Un abrégé de l’histoire de Timée nous fournit un renseignement sur la fondation de Carthage :

« Theiosso, Timée dit que, dans la langue des Phéniciens, elle était appelée Elissa, qu’elle était sœur de Pygmalion roi des Tyriens et qu’elle fonda Carthage, en Libye […] Après beaucoup d’épreuves elle aborda en Libye, où elle fut appelée Dido par les indigènes, à cause de ses nombreuses pérégrinations. »

L’extrait que nous venons de lire contient plus particulièrement un second patronyme qui vient confirmer le vocable berbère Dido (Didon). Il s’agit de Theiosso, lequel confirme le précédent. Theiosso est le synonyme de Dido (Didon), ils signifient tous deux : « venir », « arriver », « survenir » et passim dans la langue berbère.”

3.3.L’ADN mitochondrial. Les connaissances historiques sont également bousculées par les recherches actuelles de la génétique sur l’ADN. Ali Farid Belkadi va plus loin encore en mentionnant les anthropologues et généticiens canadiens qui énoncent que “seulement 5% de la population ibérique actuelle résulterait de la colonisation européenne néolithique.” À ce propos, il cite directement Christopher Meiklejohn: « Tou[te]s nos données anthropométriques ou biologiques sont contraires à ce modèle classique et soutiennent les interprétations récentes, à savoir un fort passage des habitants de l’Afrique du Nord vers la péninsule Ibérique, basée sur l’étude des gènes et de l’ADN mitochondrial HLA. »

On comprend ainsi pourquoi l’histoire que l’on qualifiera de traditionnelle, à ce stade, ne répond plus aux réalités scientifiques contemporaines.

Les trois exemples précédents illustrent l’importance de reconsidérer certaines données historiques acquises, afin de présenter un tableau plus conforme à la réalité. Le cas des origines étymologiques du détroit de Gibraltar est un bel exemple de l’appropriation de l’Histoire à des fins culturo-religieuses afin de présenter un récit favorable au pouvoir politique en place. La science a l’avantage de présenter des faits de manière neutre, conforme à une réalité explicable et clairement élaborée.

4.Un épisode de la chrétienté nord-africaine. On n’insistera jamais assez sur le rôle joué par l’Afrique du Nord dans l’histoire du bassin méditerranéen, et ce depuis la Préhistoire, en particulier au Néolithique.

Bien avant la conquête islamique des Arabes venus d’Orient, les croyances religieuses libyques, ont été confrontées aux premières religions monothéistes. Il est fort probable que l’idée d’un dieu unique ait d’abord été introduite au Maghreb par les Juifs venus avec les Phéniciens[8].

Mais plus tard, Rome et Constantinople vont marquer le Maghreb de manière indélébile. L’Église d’Afrique deviendra un foyer ardent du Christianisme. Une incroyable succession d’érudits chrétiens va émerger: Tertullien (155-200 apr. J.-C.), Cyprien (vers 200-258 apr. J.-C.), sainte Monique, mère d’Augustin d’Hippone (322-387  apr. J.-C.), Augustin (354-430 apr. J.-C.).

Le 14 février est célébré comme étant la fête des amoureux. Cette fête est appelée la Saint-Valentin. Elle aurait été l’initiative d’un moine romain, Valentin, mort décapité par l’empereur Claude II (Marcus Aurelius Claudius, 214-270 ap. J.-C.).

Un journal tunisien[9] rapporte l’histoire suivante. À la même époque, Gélase Ier (Gelasius I), pape originaire de Tunisie et d’ascendance berbère a alors déclaré la Saint-Valentin comme étant une fête. “Gélase Ier est le 49e pape de l’Église catholique et il est originaire d’Afrique du Nord. La région précise de sa naissance n’est pas mentionnée par les textes, mais son nom, Gélase, enlève tous les doutes sur son origine : il est très logiquement issu de la tribu Jelass romanisée en « Gélase ». Plusieurs chercheurs contemporains précisent même qu’il serait né au Kef, ce qui fait de la SaintValentin une fête créée par un Tunisien.”

Une belle histoire, qui explique peut-être aussi pourquoi cette fête est devenue très populaire en Tunisie, où elle est appelée Aïd el hob (عيد الحب, « la fête de l’amour »).

5.Des mets et des mots. Revenons une fois encore sur l’apport de la linguistique dans les recherches historiques.

Un ouvrage d’Emma Léon[10] intitulé: ”Babylone, Carthage et Rome / Dans les cuisines et les langues du Maghreb”, apporte une lumière inattendue mais pourtant fort instructive sur le lien existant entre la cuisine et l’histoire. On pourrait, a priori, se demander pourquoi. Or, la réponse coule de source: ”Les cuisines, quand elles sont restées traditionnelles et presque inchangées, sont de véritables archives vivantes.”

Très souvent, il est vrai, le rôle de la femme a été déterminant dans la transmission du savoir culturel amazigh. C’est justement ce que fait Emma Léon en considérant “les recettes traditionnelles transmises oralement de mère en fille”. Elle ajoute d’ailleurs (p.8): ”Ces mots, ces plats, les ustensiles parfois, les épices et les assaisonnements sont la réalité quotidienne en Tunisie, en Algérie et surtout au Maroc.” Ainsi donc, “les traditions culinaires sont demeurées presque intactes depuis les Phéniciens.” (p.9) En remontant donc aux sources depuis le présent, on fait alors le chemin inverse de celui de l’archéologue. Et si donc, on arrive jusqu’à Babylone, c’est à dire il y a 3700 ans, on ne s’étonnera plus de savoir que:”la cuisine du Maghreb (est) la plus vieille cuisine du monde.”(p.11)

La langue est donc aussi un facteur de transmission historico-culturelle. “Le libyque ou berbère ancien, langue autochtone parlée aux mêmes époques que le punique et le latin, s’avère le vecteur de ces “idiomes défunts qui perdurent dans les dialectes arabes contemporains” [Heller-Roazen, 2007, p.97]”.

Ce rôle est joué par les langues vernaculaires de l’Afrique du Nord (le berbère et l’arabe dialectal). On comprend alors pourquoi :”seules les langues vernaculaires, enracinées dans des substrats linguistiques les plus anciens, sont des passeurs d’histoire.”(p.10)

L’Histoire fonctionne un peu comme un puzzle, à l’instar de l’archéologue ou du paléontologue. Chaque nouvelle pièce vient s’ajouter aux précédentes, finissant par créer une image chaque fois plus conforme à celle du passé.

Il existe malgré tout quelques aléas qui ralentissent le cours des choses.

Tout d’abord, la multitude des découvertes et des informations diffusées à tous les niveaux rend l’assemblage des données de plus en plus difficile à coordonner. On se trouve donc parfois dans la situation d’avoir une pièce manquante au puzzle, alors que ce morceau existe déjà!

La seconde difficulté est issue des préjugés religieux ou politiques qui, trop souvent perdurent et tendent à freiner l’accès à une vision plus sereine de la réalité.

Le choix délibéré, fait au sujet du détroit de Gibraltar, illustre pleinement cette idée. Il existe d’un coté des velléités colonialistes, et de l’autre, une volonté identitaire ancrée dans un accaparement politico-religieux. Fort heureusement le cours du temps procure une certaine maturité d’esprit permettant d’avoir une vision plus claire, plus précise, des événements. Les Berbères s’appellent désormais par leur propre nom, les Imazighen. Les racines de la terre maghrébine ne sont plus perçues comme venant d’un emblématique ailleurs. L’idée d’une certaine fierté du sol autochtone a lentement fait prendre conscience que la sève qui coulait dans ses branches était pleinement sienne, puisque totalement locale. Même si les influences externes ont joué un rôle primordial dans l’évolution, cela reste un trait commun et fondamental à l’évolution des hommes. Lévi-Strauss a déjà analysé cet aspect ethnologique culturel.

On comprendra mieux pourquoi alors il est fondamental de rétablir dans ce processus l’histoire des Phéniciens, ou encore celle du peuple Amazigh. La civilisation amazighe n’a jamais cessé d’être un maillon-clé dans l’histoire méditerranéenne, en conservant même des éléments, perdus ailleurs.

Si l’on admet qu’un groupe amazigh de “l’extrême occident” a fait la traversée vers les îles Fortunées pour s’y établir (les Guanches), ou que des échanges ont bien eu lieu dès la Préhistoire entre la Numidie et les îles du détroit de Sicile, comment ne pas imaginer qu’il y a eu également d’autres interactions entre les deux rives des colonnes d’Hercule? D’autant plus que l’éloignement est minime (environ 14km, à l’endroit le plus étroit). Depuis Ceuta, Algésiras ou Gibraltar, l’autre côte est clairement visible. De plus, la dérive des continents, semble même montrer – grâce à certains textes antiques – que dans l’Antiquité, cette distance était encore moindre (à peine, une dizaine de kilomètres).

Comment interpréter les résultats génétiques de l’Espagne? Les ethnies celtes ou basques fleurissent encore au nord du pays. L’Andalousie musulmane (Al-Andalus, الأندلس) a été une période brillante qui s’est développée pendant six siècles  (de 711 à 1492, soit 581 ans). Et ce califat arabe était l’œuvre avant tout de Berbères convertis (ⴰⵏⴷⴰⵍⵓⵙ).

Plus étonnant encore: l’historien tunisien André Abibolt évoque les traces linguistiques laissées par les marins phéniciens, partis le long des côtes atlantiques vers le golfe de Gascogne (Bay of Biscay), la péninsule bretonne et la Cornouaille celtique, où ils venaient s’approvisionner en étain.

Alors, ce détroit qui servait de frontière ultime aux Grecs, mais pas aux Phéniciens, ne serait-il pas en définitive un lieu de passage vieux comme le monde? On a coutume de penser que la migration des premiers hommes s’est faite à partir du Proche-Orient vers le reste de l’Europe. Or, dans la perspective de l’existence d’ hominidés nord-africains, par une présence établie de l’Homos sapiens, à une lointaine époque où le Sahara n’était pas le désert d’aujourd’hui, comment ne pas croire qu’il y ait pu avoir une autre migration venue du sud?

Notre vision de l’Histoire éprouve un grand besoin d’être dépoussiérée.

Christian Sorand

Notes :

[1] https://www.academia.edu/41835112/Les_Phéniciens_et_lAmérique_avant_Colomb
[2] https://www.academia.edu/3523161/Phoenician_Inscription_in_America_-_Paraiba_Stone_Fraud_or_Genuine
[3] Ladislau Netto (1838-1894) était un botaniste, directeur du Musée National brésilien de Rio de Janeiro.
[4] “Those early critiques that declared this inscription a fraud appeared more interested in defaming the character of Netto than actually testing the script word for word, letter for letter”
[5] “The scholastic atmosphere Netto had to face was cluttered with the eras‟ socio-political bias, which essentially would not give a second glance to claims outside of the norm.”
[6] Ali Farid Belkadi, https://www.academia.edu/39260791/PARTIE_23_MAI_2019.PDF
[7] Puniques et Numides, les Phéniciens en Afrique du Nord, https://www.academia.edu/37419248/Puniques_et_Numides_Les_Phéniciens_en_Afrique_du_Nord
[8] La vague migratoire juive en Afrique du Nord et ses implications : https://www.academia.edu/40193947/La_vague_migratoire_juive_en_Afrique_du_Nord_et_ses_implications
[9] La Nation: https://www.lanation.tn/cest-un-pape-originaire-du-kef-qui-a-cree-la-saint-valentin/
[10] Emma Léon, Babylone, Carthage et Rome / Dans les cuisines et les langues du Maghreb”,  éditions Errance, ISBN 978-2-87772-638-2