Le Bracelet à tiges


Argent ajouré avec incrustations de corail
Diamètre : 6,5 cm
Largeur : 4,5 cm
Poids : 108 gr
Bien qu’originaire de la tribu nomade saharienne des Ouled Naïl, ce type de bijou, assez rare et unique en son genre, a été adapté et incorporé à l’orfèvrerie de l’Aurès. Cette étude se propose donc d’en faire une analyse symbolique en relation avec les autres modèles de bijoux existant dans l’espace culturel chaouïa. Elle s’ajoute au répertoire entrepris antérieurement qui, à terme, vise à constituer un catalogue de cette forme d’artisanat. Le but ce ces études est d’analyser la particularité et la consistance de cette forme d’art. On pourra en tirer un enseignement significatif et bénéfique à la compréhension du monde berbère dans son ensemble.

The Berber Spiked Bracelet
This unusual Berber piece of jewelry comes from the Aurès Mountains in the eastern part of Algeria. It is made of  solid silver adorned with four red coral rings and three additional silver spikes. These spikes measuring 1.5cm give this bracelet its originality.This type of jewelry originated from a nomadic Saharan tribe called the Ouled Nails. The article first shows how the Chaoui Berbers in the Aurès adopted this style and adapted it to their cultural environment using their traditional designs, which were  patterns: squares, rectangles, triangles, lozenges and circles. The symbolism of this bracelet also relates to Pythagoras’s mystical value of numbers 1 to 4. By analyzing this deep symbolical significance, the article shows it conveys a usual feminine appeal to procreation. Identical patterns are common among the Berbers in the making of carpets or potteries or even tattoos. But since the addition of the three spikes seems to be a novelty, it adds an extra interest to this type of bracelet. The spikes are then perceived as a recurrent phallic cult meant to protect the women, who wear this bracelet, from the evil eye. Consequently, it reveals the ancient roots of Berber craftsmanship distinct from any Islamic influence. Christian Sorand

Le Bracelet à tiges

 Ce bel exemple de bracelet berbère présente une grande originalité de conception. On le répertorie comme étant « un bracelet à tiges » en fonction de ses longues protubérances en forme de clous. Cela lui confère une certaine élégance nonobstant le fait que cette spécificité soulève des questions quant à son origine et surtout quant à son utilité, aussi symbolique soit-elle. Cette nouvelle étude sur la joaillerie berbère se propose donc d’élucider un certain nombre de questions et d’apporter une description détaillée pour permettre de mieux cerner la conception symbolique de ce type de bracelet.

  1. Recherches initiales :

Dans le catalogue du Musée du Bardo d’Alger, consacré aux « Bijoux de l’Aurès », son auteur Tatiana Benfoughal[1] (1993) y distingue trois types de bracelets : (a) le bracelet étroit et plein à motifs en relief (b) le bracelet ajouré (c) et enfin le bracelet à tiges.

Henriette Camps-Fabrer[2] en fait une première analyse critique sur le site ‘Persée‘ , portail des revues en sciences humaines et sociales (www.persee.fr/ ). Parlant du ‘bracelet à tiges’, elle dit ceci. « Ce denier terme ne me paraît pas bien convenir à ces bijoux, bien connus chez les Ouled Naïl, parure et moyen de défense en même temps et qui sont hérissés de sortes de clous épais et massifs, soudés à la surface du bijou. »

Les deux références citées ci-dessus interpellent un tant soit peu. Tout d’abord, l’exemplaire du bracelet à tiges dont il est question ici est épais et ajouré, ce qui certes l’oppose au classement [a] mais lui donne aussi une appartenance au classement [b]. Les ‘tiges’ le caractérisent. On pourrait parler variante [c] ‘de bracelet ajouré à tiges’. En évoquant les Ouled Naïl, H. Camps-Fabrer pose indirectement la question de l’appartenance de ce type de bijou. Est-ce bien un bijou chaoui ? A-t-il été inspiré par les Ouled Naïl dont nous parlerons ensuite ? Enfin, ‘le moyen de défense‘ invoqué a lui aussi besoin d’être élucidé. De quel type de défense s’agit-il ?

  • 1.1 Qui sont les Ouled Naïl ?

    Carte postale ancienne montrant une danseuse des Ouled Naïl parée de bijoux qui révèlent leur parenté à l’orfèvrerie berbère traditionnelle. © cartes-postales.delcampe.fr

La tribu des Ouled Naïl est une tribu nomade fortement arabisée. Leur aire géographique comprend les wilayas de Djelfa, Laghouat, M’Sila, Biskra et Ghardaïa, autrement dit un vaste territoire saharien au sud de la chaîne de l’Atlas.

Au début du XXème siècle, pendant la période coloniale, certaines femmes de la tribu des Ouled Naïl avaient la réputation d’être des courtisanes. Leurs vêtements et leurs nombreux bijoux illustraient cette image. Beaucoup d’entre elles étaient danseuses spécialisées dans la danse du ventre. L’école des orientalistes de l’époque colportait cette réputation. Ce fut le cas du photographe Auguste Maure à Biskra[3] et du peintre Nasreddine Dinet à Bou Sâada[4]. Si cette évocation demeure fortement discutable, on peut tout au moins relever deux éléments intéressants : l’art de la danse et le port des bijoux.

La communauté nomade des Ouled Naïl a été souvent présentée comme étant descendante des invasions arabes hilaliennes du XIe siècle de notre ère. Les quelques études faites sur les Hilaliens dans les revues Clio et Persée ne le mentionnent pas. Cette invasion, qui a certes influencée une grande partie du territoire nord-africain, s’était établie dans la province de l’Ifrîqiya, l’actuelle Tunisie. Un échange entamé avec l’équipe INUMIDEN confirme que « les Ouled Naïl sont des berbères arabisés. Leur mode de vie, leurs habits, leurs danse, sont typiquement berbères ». Ce qui explique donc la ressemblance de leurs bijoux à l’orfèvrerie berbère traditionnelle. INUMIDEN ajoute « qu’il existe cette vidéo de M. Saci Abdi, dans un programme de télévision algérienne dans laquelle il a affirmé que les Ouled Naïl sont des berbères[5] ».

L’une des particularités des Ouled Naïl est justement le bracelet à pointes. Il serait intéressant de pouvoir en présenter quelques exemplaires dans cet article. Nous en avons trouvé un seul qui vient donc illustrer cette étude (figure 2, plus bas).

  • 1.2 L’empreinte aurésienne :

Dans le catalogue des bijoux de l’Aurès, cité tout au début, le bracelet à pointes figure sur la liste des bijoux aurésiens.

Son originalité et sa relation à la tribu des Ouled Naïl ne paraissent pas très claires à priori. S’agit-il vraiment d’un bijou chaoui ?

Une analyse visuelle plus précise des éléments de ce bracelet semble confirmer son appartenance à la bijouterie aurésienne notamment par la sobriété de style qui correspond à l’artisanat aurésien. Il est en argent massif ajouré et simplement rehaussé d’incrustations de corail rouge. Cela corrobore les propos d’Henriette CAMPS-FABRER sur ce sujet : « Tous ces caractères contribuent à donner aux bijoux de l’Aurès une légèreté, une finesse que nous ne retrouvons pas sur les bijoux de Grande Kabylie par exemple. »

  • 1.3 Les influences probables :

 Force donc est de constater que ce type de bracelet à pointes existe à la fois chez les nomades berbères des Ouled Naïl et chez les Chaouïs de l’Aurès.

La Figure 2, ci-dessous, semble confirmer que ce type de bracelet a bien été introduit par les nomades Ouled Naïl dans le sud de l’Aurès[6]. L’oasis de Biskra fait partie de la zone géographique des Ouled Naïl. Un grand nombre de Chaouïs de l’Aurès y résident également. Il n’y a donc rien d’étonnant à cela.

Figure 2: Ce bracelet au nom de SWAR est typique de la tribu des Ouled Naïl ‘Djelfa et Bou Sâada’ et a été introduit dans le sud de l’Aurès par les nomades Ouled Naïl. Crédit photo © http://azititou.wordpress.com/category/antiquites/page/5/

Sans en avoir à ce stade une confirmation, il semblerait que ce type de bijou existe également au Maroc et dans le sud tunisien. Il se pourrait qu’il appartienne aussi à l’inventaire des bijoux touareg. Si cela pouvait se confirmer, on aurait vraisemblablement un lien culturel sud-nord, peut-être colporté par la tribu des Ouled Naïl. On sait par exemple, que la fibule en oméga est absente de la bijouterie targuie, alors qu’elle se retrouve partout ailleurs dans les ethnies berbères d’Afrique du Nord. A ce jour, les quelques recherches faites pour cette étude n’ont donné aucun résultat véritablement probant. Voici toutefois quelques parentés trouvées[7] :

Cette question pourra donc faire l’objet d’une étude complémentaire ultérieurement. Nous restons persuadés que l’étude de la bijouterie berbère est un maillon complémentaire essentiel dans les recherches entreprises aujourd’hui sur les origines et l’histoire des ‘Imazighen’ (Berbères), au même titre que le tapis, la poterie, les tissages ou les tatouages.

  1. Provenance de cet exemplaire :

 Cette digression n’est pas accidentelle. Elle permet d’ajouter des éléments et contribue à cette étude sur le bracelet à pointes.

Ce bracelet (figure 3) appartient à une amie parisienne de longue date qui possède une petite collection de bijoux de l’Aurès. L’exemplaire en question a été acheté chez un antiquaire de la région de Biskra dans les années 80.

Il offre une grande ressemblance avec le bracelet des Ouled Naïl (Figure 2), mais la composition de la partie ajourée diffère. Il porte en effet une empreinte plus spécifique à la bijouterie chaouïe. C’est ce qui en fait son intérêt et sa présence dans cet inventaire.

  1. Description du bracelet :

    Figure 4 : Coupe transversale.Crédit photo © Marylise

Ce bracelet en argent massif est ajouré et comporte trois éléments distincts : des motifs géométriques, des incrustations de corail et – fait unique – des tiges.

Son diamètre est de 6.5 cm et sa largeur est  de 4.5 cm. Il pèse 108 grammes. Il n’a pas été daté avec précision mais on sait qu’il a été  acheté chez un antiquaire il y a une trentaine d’années. Sa conception et l’utilisation du corail font penser qu’il s’agit d’une pièce ancienne datant probablement du début du XXème siècle, peut-être même de la fin du XIXème.

Figure 5 : Partie arrière.Crédit photo © Marylise

Les motifs géométriques appartiennent à la symbolique aurésienne habituelle, composée par un entrelacs de carrés / losanges et de cercles.

Il y a 4 cabochons circulaires incrustés de corail rouge et 3 tiges de forme carrée. Nous reviendrons sur l’interprétation de ces éléments un peu plus bas mais d’ores et déjà on se trouve en présence d’une ornementation habituelle alliant carré + cercles + chiffres 3 et 4. Le seul élément nouveau réside dans l’ajout des trois tiges.

  1. Premières constatations :

Nous avons donc avancé un tant soit peu dans l’interprétation de cette splendide pièce.

Elle montre que le monde aurésien, aussi protégé soit-il, n’est pas absent d’apports extérieurs. Dans le cas présent, il s’agit d’une influence sud-nord assez unique car en général les autres critères d’apport extérieur ont été établis selon un axe nord-sud. On pense par exemple à la fibule qui a fait l’objet d’une première analyse dans cette recherche sur la bijouterie de l’Aurès[8].

Nous constatons également que cet apport externe a subi une sorte d’adaptation interne correspondant à l’art berbère des Aurès.

Comme ce type de bracelet semble être une spécificité du monde chaoui, il renforce, une fois encore, l’héritage du monde aurésien au sein des diverses cultures berbères. Les artisans chaouïs ont su préserver un legs datant de la nuit des temps tout en y intégrant avec goût et modération une influence extérieure qui est venue enrichir et diversifier leur culture ancestrale.

  1. Analyse des éléments :
  • 5.1 Les matériaux :

 Ils sont traditionnels. L’argent est le métal lunaire, celui du principe féminin. Il caractérise l’orfèvrerie berbère. Le corail importé des rives méditerranéennes souligne la féminité en le rattachant à la mer et à l’eau, principes de vie. Le rouge du corail est la couleur du sang et donc du flux vital.

  • 5.2 Les cabochons incrustés de corail :

Ils sont au nombre de 4. Deux cabochons frontaux et deux latéraux. Le chiffre 4, nombre pair, est celui du carré terrestre qui figure sur les motifs du bracelet.  Or ces cabochons sont en relief et incrustés dans une bague ronde. Ce sont des rappels des deux figures géométriques : celles du carré et du cercle.

  • 5.3 Les tiges :

 Partie caractéristique de ce bracelet, ces tiges sont au nombre de 3. Chacune d’elles mesure 1,5cm avec le socle, 1cm sans le socle. Le chiffre 3, nombre impair, est celui de l’accomplissement, du principe universel de la trilogie. La vie terrestre est composée de trois éléments : la terre, l’eau et l’air. L’être humain a un corps, un esprit et une âme. Bien entendu ces tiges constituent l’aspect le plus visible, mais aussi le plus intriguant de ce bracelet. Remarquons également  que ces tiges sont carrées et ont une base en forme de cercle.

Il faut bien reconnaître que ces éléments contribuent à la beauté de ce bijou et qu’elles lui donnent une aura d’exception qui n’est pas dépourvue de mystère, comme l’est le principe mystique de la triade. Cette analyse sera abordée à la rubrique suivante, une fois l’inventaire descriptif terminé.

Figure 7: Gros plan de la base d’une tige
Figure 6: Gros plan d’une tige
  • 5.4 Les figures géométriques :

 Le cercle, symbole cosmique et le carré, symbole terrestre ont déjà été évoqués. Toutefois, il faut noter que le motif du carré est contenu dans un cercle, comme pour souligner l’appartenance du principe terrestre au sein de l’univers. Ces éléments complémentaires évoquent donc le chiffre 2, premier nombre pair. Le 2 est le principe de la dualité et selon Pythagore, celui du principe féminin. Ajoutons à cela, une remarque supplémentaire : sur ce bracelet, l’enchevêtrement de ces deux figures géométriques est tridimensionnel. Le motif en plan, de base, est mis en valeur par son relief, et le carré est ajouré, ce qui lui donne une dimension supplémentaire et le rattache au chiffre 3. Ainsi au principe du 2 féminin, vient s’ajouter celui du 3, progéniture du 1 (mâle) + 2 (femelle). Pour reprendre une image biblique, on a alors l’association suivante :

1 : Adam → 2 :  Eve → 3 : Caïn, Abel et Seth

Figure 8: Gros plan sur le motif circulaire contenant un carré

 

 Le carré apparaît d’ailleurs sous la forme géométrique du losange. Or, cette dernière figure est un symbole de la matrice, de la fertilité féminine.

Le losange peut se décomposer en deux triangles. Or le triangle est associé au chiffre trois, évoqué précédemment.

On peut également noter trois sections distinctes sur ce bracelet.

  • Une partie frontale, inscrite dans un rectangle dans lequel on distingue deux cabochons latéraux et une tige centrale sur un fond ajouré de carrés/losanges et de cercles. Le 2 est celui du principe féminin ; le 1, celui du principe mâle.

    Figure 9: Détail du motif de la frise frontale.

  • Deux parties latérales. Première constatation intéressante : elles sont complémentaires l’une de l’autre par la disposition du motif. Ensuite, le motif s’inscrit dans un carré et non plus dans un rectangle. La surface de cette partie ajourée du bracelet offre un dessin floral totalement différent des figures géométriques de la partie frontale. La tige, composée d’un cercle à la base, mais elle même de forme carrée, s’inscrit au centre du motif latéral du bracelet.
    Figure 10 : Détail du motif de l’une des deux parties latérales.

    Figure 11 : la juxtaposition de ces deux parties fait apparaître le dessin de la croix berbère

L’autre fait troublant et totalement inattendu réside dans le fait que l’on y découvre alors la croix berbère qui est une sorte de signature d’appartenance fréquente dans la bijouterie ou l’architecture aurésiennes.

Nous reviendrons donc plus loin sur l’interprétation possible de cette symbolique lorsque la question des tiges sera analysée.

  • 5.5 Les bandes horizontales :

Cet exemplaire de bracelet à tiges comporte trois frises horizontales.

  • 5.5.1 Une frise supérieure comportant des losanges, des triangles pointés vers le haut et des petites boules en relief.

    Figure 12 : gros plan de la frise supérieure.

  • 5.5.2 Une frise inférieure qui suit un schéma identique à la frise précédente

    Figure 12 : gros plan de la frise supérieure.

  • 5.5.3 Une frise médiane qui lie pointes et cabochons du bracelet. Cette frise se compose de deux bandes parallèles qui insèrent une nouvelle succession de losanges

    Figure 14 : gros plan sur la frise médiane

 Les frises supérieures et inférieures (figures 10 et 11) offrent donc trois illustrations géométriques identiques dans la pure tradition berbère. Ce sont le losange, le triangle droit et le point. Le losange représente la matrice, donc le principe féminin. Le triangle droit, pointé vers le haut est appelé ‘la lame‘ en symbolique et c’est une image du principe mâle. Le point représente la graine ou le sperme, symbole du commencement et de la transmission de la vie. La multiplication de ces figures suit l’arrondi du bracelet comme dans un cycle cosmique d’éternel recommencement. Comme il est double (supérieur et inférieur), il appartient au monde des femmes qui ont une mission de régénérescence et sont les gardiennes de la survie de l’espèce. Sur un plan sociologique, il est intéressant, une fois encore, de relever l’importance du rôle de la femme dans la société berbère. Chez les Touareg, le matriarcat est toujours de règle. Dans l’Aurès, le sceptre de Dihya (‘la Kahina‘) plane encore dans le subconscient culturel des Chaouïs.

La frise centrale (figure 12) a une fonction esthétique similaire. La répétition du losange est bordée de 2 bandes parallèles. Une nouvelle fois, le losange et le chiffre 2 sont des attributs féminins. Mais ce qui caractérise cette frise, c’est le fait qu’elle soit entrecoupée par les 4 incrustations de corail et les 3 tiges de forme carrée. Cette troisième frise véhicule donc le chiffre 3 de la progéniture et le chiffre 4 de la vie terrestre, rappelé dans la forme des trois tiges.

Force alors est de constater qu’une fois encore, ce bijou chaoui utilise une imagerie sexuelle destinée à la procréation. Ceci a une double valeur. D’abord c’est une nouvelle preuve d’appartenance au monde aurésien. Ensuite, cela permet de mieux comprendre la fonction de ces tiges.

  • 5.6 Les tiges :

Nous voici donc rendus au point crucial de cette étude sur ‘le bracelet à tiges’. Car ce sont bien ces trois tiges qui font la spécificité de cette pièce unique. Que représentent-elles ? Et surtout quelle fonction complémentaire apportent-elles au bracelet ? Pourquoi ont-elles été intégrées à l’artisanat traditionnel de l’Aurès ? Dans quel but ?

Autant de questions qui se posent et qui interpellent dans l’analyse de ce type de bracelet et auxquelles nous nous efforcerons de répondre à ce stade de l’étude.

  1. Analyse du symbolisme du bracelet :

Rappelons tout d’abord la description faite sur ce bracelet à tiges. Ce type de bracelet est « une parure et moyen de défense en même temps et qui sont hérissés de sortes de clous épais et massifs, soudés à la surface du bijou ».

C’est surtout la mention de « moyen de défense » qui interpelle ici. De quelle défense peut-il bien s’agir ? La femme qui porte ce bijou veut-elle se défendre d’un attaquant physique ? Il est vraisemblable que non. Il s’agit plutôt d’un danger potentiel spirituel, celui des esprits du mal qui hantent les croyances populaires.

Mais il faut alors faire le point sur tous les éléments précédemment analysés. Le monde terrestre du quadrilatère géométrique et de ses extensions (rectangle, losange, triangle) représente  la vie de la société berbère. Le cercle et ses autres extensions symboliques (roue, soleil) font appel au monde céleste.

De toute évidence, ce bijou n’est peut-être pas un bracelet porté par un grand nombre de femmes. Il a fort probablement une valeur prophylactique de protection, de défense contre d’éventuels esprits du mal. Il permet ainsi à celle qui le porte d’éloigner le « mauvais œil ».

Or si l’on admet que la symbolique berbère utilise une imagerie sexuelle codée par des dessins géométriques, on est obligé d’accepter que ces « tiges » font appel à un vieux culte phallique, tout à fait exceptionnel dans l’artisanat de l’Aurès. Ce qui expliquerait alors le legs antérieur des Ouled Naïl. Ces tiges sont triples : l’une au centre d’un rectangle frontal ; les deux autres, au centre d’un carré latéral. Le chiffre impair 3 dénote une certaine finalité céleste de l’accompli. Le cercle du socle évoque une roue solaire, symbole masculin. La dimension de ce socle en relief sur le bracelet est  d’environ ½ cm. La tige de forme carrée s’élève à une hauteur de 1cm au dessus (l’ensemble mesure 1,5cm). Mais on note qu’au  dessus du cercle solaire, la base de la tige ressemble un peu à la souche d’un tronc d’arbre avec des racines apparentes. Cette même tige est striée de petites incisions qui rappellent un peu des tatouages. Elle se termine ensuite par une surface lisse évoquant le gland.

Figure 15 : détails d’une tige du bracelet.

Deux éléments font donc leur apparition : celui d’une protection prophylactique et celui d’un emblème phallique. Dans quel but alors ?

A ce stade de l’étude, on peut émettre les deux hypothèses suivantes. Ce bracelet pourrait permettre à la porteuse d’évoquer et de se protéger d’une procréation prochaine et voulue. Ou bien, cela pourrait être un moyen féminin de se prévenir d’une impuissance masculine promulguée par les forces du mal.

Beaucoup de questions se posent donc encore. Qui remet ce bracelet à tiges à l’incombante ? Un chaman ? Une vieille femme de la famille ou du village ? Et comme nous avons évoqué la réputation de danseuses des Ouled Naïl, y-a-t-il eu une cérémonie préalable ?

Bien évidemment, toutes ces questions ne peuvent être résolues sans l’aide d’un sociologue sur le terrain. Souhaitons donc qu’elles puissent trouver prochainement une réponse complémentaire qui permettrait de cerner totalement le mystère apporté par ce bracelet à tiges, bien original.

Crédit photo © Marylise Cliquet.

 Ce superbe bracelet d’exception a été riche en enseignements divers. Nous avons ainsi vu comment un bijou d’origine pré-saharienne s’est transmis aux Berbères chaouïs de l’Aurès et comment il a été adapté au contexte culturel local. C’est une confirmation des sources antiques de l’artisanat aurésien, perméable à certains apports extérieurs et utilisé pour des moyens déterminés. Cet esprit d’adaptation est aussi une confirmation de la symbolique perpétrée par les orfèvres locaux. L’appartenance d’une imagerie commune au monde berbère reste évidente voire cruciale. Car petit à petit, on découvre que ces parures ne sont pas seulement des marques de coquetterie féminine. Elles renferment un message qui révèle les origines obscures d’un monde bien éloigné des valeurs musulmanes habituelles puisqu’elles nous transportent au fin fond de l’histoire nord-africaine pré-islamique.

 

Christian Sorand,

Bangkok, mai 2013, revu en juillet 2017

 

[1]    ‘Bijoux et bijoutiers de l’Aurès. Traditions et innovations’ de Tatiana Benfoughal, paru en 1997 aux éd. CNRS.

[2]    ‘Revue du monde musulman et de la Méditerranée’, Lectures, de Camps-Fabrer, année 1994, volume 72.

[3]    Auguste Maure (1840-1907) : http://fr.wikipedia.org/wiki/Auguste_Maure

[4]    Nasreddine (Etienne) Dinet (1861-1929) : http://en.wikipedia.org/wiki/Nasreddine_Dinet

[5]                   vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=54K-54R1X90

[6]    http://azititou.wordpress.com/category/antiquites/page/5/

[7]    Crédit photos 1- 4 @ http://www.takouba.fr/bracelets1/index.html

[8]    Sorand C, La fibule berbère : le type chaouïa, Awal, 1987, http://cat.inist.fr/?aModele=afficheN&cpsidt=11906904