Littérature&Poésie

Fanny Colonna, Le meunier, les moines et le bandit

Un livre vraiment exceptionnel, écrit avec beaucoup de désir et de plaisir, avec beaucoup de respect et de complicité aussi. Ce livre, qui est le plus souple et le plus court de tous les livres de Fanny Colonna, n’a pas pour autant été « le plus aisé à écrire » ; il fut même, dit-elle, « le plus coûteux, en temps et en réflexion ». Ce livre est aussi celui qui comprend et exprime le mieux l’esprit et l’idéologie scientifique et politique de tous les travaux antérieurs de Fanny Colonna, notamment les deux autres livres qu’elle a publiés, avant et après celui-ci, chez Sindbad. D’une part, Le meunier poursuit et approfondit le modèle des Récits de la province égyptienne (Sindbad, 2004) en mêlant enquête de terrain et littérature sociologique, politique et historique et, d’autre part, « introduit » la thèse du livre collectif Traces, Désir de savoir et volonté d’être. L’après-colonie au Maghreb (Sindbad, 2010) qu’elle a co-dirigé avec Loïc Le Pape.

Ce livre nous rappelle également celui que Fanny Colonna avait consacré aux Photographies de Thérèse Rivière (OPU, Alger/MSH, Paris, 1987), dont certaines photographies sont reprises dans l’ouvrage en guise d’illustration. En effet Jean-Baptiste Capeletti (1875-1978), le meunier, se trouve être « à l’origine » de la mission de Germaine Tillon et Thérèse Rivière dans l’Aurès en 1936. En fait, les trois protagonistes qui constituent la chair du livre, Le meunier, les moines et le bandit, ont tous à voir avec le monde intellectuel algérien. Jean-Baptiste Capeletti, le meunier, est bien connu des préhistoriens algériens de l’ex-CRAPE (actuel CNRPAH, Centre National de Recherches Préhistoriques, Anthropologiques et Historiques) où on le désigne par Jean-Bâ, tout court. Il est en effet le découvreur d’une grotte qui porte aujourd’hui son nom, la grotte Capeletti, à laquelle deux préhistoriennes, Colette Roubet et Aicha Bachir Bacha ont consacré leurs thèses de doctorats. Quant au père Giacobetti (1869-1956), la figure illustre de la mission évangélique dans l’Aurès, il est un auteur connu et reconnu dans le champ islamologique et ethnologique nord-africain. Enfin le troisième, Messaoud, dit Ben Zelmat (1894-1921), le bandit d’honneur, a fait l’objet, malgré sa courte vie, d’une légende locale ainsi que d’une production poétique foisonnante. Une thèse de doctorat lui est actuellement consacrée dans une université de la région.

Cela étant dit, l’ouvrage ne se limite pas à une addition de récits biographiques sur les trois sujets évoqués dans le titre (une approche qui ne s’inscrit ni dans la tradition, ni dans l’ambition sociologique de l’auteure) mais propose une vraie fresque de la vie dans l’Aurès colonial, durant les deux premières décennies du xxe siècle, ainsi que de ses « traces » sèches et arides, pour ne pas dire « effacées », dans le souvenir et la mémoire aurésienne de cette première décennie du xxie siècle. Un « effacement » qu’on entend et qu’on retrouve bien dans l’enquête « collective et furtive » réalisée par Fanny Colonna dans l’Aurès, en 2006, sur les traces de Baptiste et de Hmama et restituée dans la seconde partie de l’ouvrage. À ces trois « hommes », il faut en effet ajouter une femme, Hmama, la seconde épouse ou compagne (on ne sait pas vraiment) chawiya de Baptiste qui fut « apparemment » l’ex-épouse d’un de ses amis aurésiens, lequel aurait épousé, à son tour, l’ex-femme de Baptiste : un échange d’épouses, ou peut-être un « règlement de compte ». Hmama participe donc autant, sinon d’avantage que les trois autres protagonistes du récit, à la problématique théorique du livre que Fanny Colonna désigne par le terme de franchissement des frontières. Mais d’abord, qui sont donc ces trois hommes et/ou acteurs qui forment le triangle principal du livre ?

Le meunier, Jean-Baptiste Capeletti, est né en 1875 à Oued Athmania, au sud de Constantine, d’un père piémontais et d’une mère sicilienne arrivée en Algérie en 1844. Son père, maçon, serait mort à l’occasion d’une rixe dans un café à Oued Athmania. Suite à cet événement, la mère et l’enfant sont venus vivre prés de Batna. Baptiste est allé à l’école jusqu’à l’âge de quatorze ans, et comme il était le plus âgé, les autres enfants l’appelaient « l’âne ». Il « disait ça avec un grand sourire », dit Roger, un des jeunes pères blancs qui a bien connu Baptiste à la fin de sa vie (p.140-146). On comprend en lisant ces récits, et notamment le témoignage poignant de Roger, que Baptiste a vécu plusieurs vies, même si on ne sait que très peu de choses sur sa mère, ses frères et sœurs, ses « épouses » et ses enfants. Roger, comme les rares autres témoins directs qui ont eu l’occasion de le connaître, affirment tous que Baptiste était un homme fort, robuste, solide et beau, « un travailleur acharné, un grand travailleur » aussi. Il a en effet travaillé, dés l’âge de 14 ans, d’abord comme cantonnier à Batna pour aider sa mère « qui avait besoin de sous », puis comme employé (berger) chez les pères blancs à la ferme de Medina où il s’occupait d’un troupeau de moutons. C’est de là qu’il a découvert l’Aurés, et c’est de ce moment-là que date probablement sa passion et sa relation charnelle et physique avec cette montagne aride et hostile qu’il ne quittera plus, sauf à deux reprises : une fois pour les Dardanelles, en 1914, et une seconde et dernière fois pour l’hospice d’Annaba, où il est décédé en 1978, à l’âge de 103 ans.

Durant son passage chez les pères blancs, il repère, par hasard, du guano dans l’une des nombreuses grottes de Khangat (gorge) Sidi Mohammed Tahar, à 1540 mètres d’altitude. Il en fit plus qu’un trésor, une identité. D’abord il entreprit l’excavation, puis creusa aux abords de la grotte une plate-forme pour le tamisage. À l’aide de cordes, il descendait les charges de guano au bas de la montagne puis il l’acheminait à dos de chevaux vers la gare de Batna pour l’expédier par train à destination de Biskra où il était utilisé comme engrais pour les palmeraies. Au cours de l’excavation du guano, Baptiste tomba sur de nombreux objets d’époque préhistorique qu’il a gardés durant deux décennies avant d’en parler, en 1932, à Robert Laffite, un jeune géologue envoyé par le Muséum pour dresser une carte géologique de la région. De retour à Paris, Robert Laffite informe le Musée de l’Homme qui choisit l’Aurés, en 1936, comme destination pour la première expédition ethnographique française en Algérie, confiée à deux femmes, Germaine Tillon et Thérèse Rivière. Depuis lors, Jean-Baptiste Capeletti, « l’âne de la classe », est devenu l’inventeur d’un des sites pré- néolithiques les plus importants de toute l’Afrique du Nord.

De son gisement de guano, durement obtenu et intelligemment vendu, Baptiste dégage le capital nécessaire pour bâtir de ses propres mains, dans les sommets et les entrailles du massif de Bouahmar, son premier moulin à turbine (il a bâti en tout trois moulins entre 1900 et 1930). Dans l’espace intérieur de la grotte, il a construit une habitation où il s’est installé avec Hmama, sa deuxième campagne chawiya. Quand il fut incorporé dans le 3éme régiment de zouaves, stationné à Batna, et en attendant de connaître sa destination, Baptiste partait subrepticement, chaque soir, à pied sur les chemins escarpés de la montagne, rejoindre Hmama. Le lendemain, à l’aube, il refaisait le même chemin, plus de 20 km. Il est envoyé ensuite aux confins de l’Asie, dans le détroit des Dardanelles, où il exerce comme « cuistot du colonel ». À son retour, en 1919, Baptiste, alors âgé de près de 50 ans, reprend et poursuit son œuvre et sa passion d’avant la guerre : les moulins, les jardins, le guano et … Hmama. Les années 1920-1940 sont, vraisemblablement, celles qui ont permis d’enflammer la légende de Baptiste, notamment par/aprés sa rencontre avec Robert Laffite.

Le deuxième acteur, Ben Zelmat, qui veut dire gaucher, de son vrai nom Messaoud, est né en 1894 dans le douar Zellatou. Un de ses frères ainés, Ali, avait été condamné par la justice en 1915, puis avait pris le maquis et s’était mis à la tête d’une bande avant d’être dénoncé par un de ses proches et tué en 1917. C’est à la suite de cet assassinat que Messaoud prit à son tour le maquis et la tête de la bande que dirigeait son frère aîné afin de le venger. Il est lui-même abattu par trois goumiers, en 1921, au sud du massif dans l’Ahmar Khaddou. On trouva sur lui le sceau d’argent du Caïd Messaoud, qu’il avait assassiné en plein jour au cœur du marché hebdomadaire local, des jumelles, un petit Coran de poche, un fusil « lebel » en bon état et une cartouchière bien remplie et suspendue à son cou. Il fut enterré prés de Medina, à Tihammamine. Un kerkour (tas de pierres votives) fut édifié à l’endroit de son assassinat, comme il est d’usage en Berbèrie lors de toute mort violente. C’est donc en trois ans, entre 1917 et 1921, que s’est forgé l’essentiel de la légende de Ben Zelmat. Elle le présente comme un homme intègre, juste, défenseur des pauvres, ennemi des Caïds et des notabilités locales, bref, un bandit d’honneur comme on dit en Kabylie. On lui attribue, à lui et à sa bande, plusieurs meurtres et de nombreux vols et saccages qui se sont produits dans l’Aurès durant sa longue cavale, entre 1915-1921. Si la vie de Ben Zelmat fut la plus brève de toutes, il est cependant celui qui a le plus marqué la mémoire locale comme le montrent les poèmes, les chansons et les écrits (livres et thèses) qui lui sont consacrés encore aujourd’hui, près d’un siècle après sa mort.

Le hasard veut que la ferme missionnaire de Medina ait « vécu » dans l’Aurès le même nombre d’années (27 ans) que Ben Zelmat (1894-1921). Au départ, il s’agit d’une cohorte de moines méharistes stationnée à Biskra en attendant de se joindre aux caravanes transsahariennes. La mort du Cardinal Lavigerie, en 1892, les amena à faire demi-tour et à remonter vers le nord ; c’est ainsi qu’ils se convertirent au métier de fermier. Entre 1894 et 1921, se succédèrent dans cette ferme de Medina une soixantaine de pères et de frères qui ont tous expérimenté une véritable « vie de caserne » dans ce lieu « paradisiaque » en raison de l’hostilité des hommes et des lieux, comme en témoignent les archives missionnaires de Rome que Fanny Colonna a mis à contribution pour situer et contextualiser, socialement et politiquement, la vie de Jean-Baptiste. Des trois partenaires du récit, il ne reste donc plus, en 1921, que le meunier Jean-Baptiste Capeletti, alors âgé de 46 ans. Les moines sont en effet partis et Ben Zelmat abattu. Une fin et une perte qui ne semblent pas marquer ni interrompre l’élan du livre ni celui de l’auteure ; c’est même le contraire car c’est à ce moment-là que Baptiste (le pilier du livre) entre dans la période la plus agréable de toute son histoire et probablement de toute sa vie : celle où son activité de meunier, de bâtisseur de moulins, de guérisseur, de découvreur scientifique s’est révélée et rayonne dans tout l’Aurès, et même au-delà. C’est probablement aussi le moment le plus intense de sa vie maritale avec sa compagne Hmama.

Durant la guerre d’indépendance, Baptiste a vécu reclus dans cette montagne que commande Moustapha Ben Boulaid, Aurésien, ancien meunier comme Baptiste et figure légendaire de la révolution algérienne. Se connaissaient-ils ? De réputation certainement, mais peut-être pas physiquement car, à ce moment-là, en 1954, Baptiste est déjà un vieillard de plus de 80 ans. L’armée française, comme l’ALN, ne semblent pas s’intéresser à cet homme qui a l’âge de la colonie et qui est trop « original » pour être traité comme tout le monde. Lui, par contre, semble bien avoir joué « le double jeu » ; en tous cas, il a survécu à beaucoup d’appelés de l’armée française et à de nombreux maquisards de l’ALN. Bien après l’indépendance, quand des administrateurs de la révolution agraire viennent chez lui pour régulariser ses propriétés, il dit : « je ne suis ni Algérien, ni Français, je suis Italien… prenez tout ! ». À l’indépendance, certaines de ses terres furent nationalisées, d’autres furent louées et plus tard vendues sur place. Dans un entretien émouvant avec Fanny Colonna, le père Roger dit « qu’à la fin », Baptiste et Hmama passaient leurs journées entières au lit, « main dans la main, dans des draps plus noirs que blancs car ils ne voulaient pas les changer pour ne pas sortir du lit ! ». Jusqu’au jour où le cousin de Hmama arriva et déclara, depuis la porte : « Je viens prendre Hmama, je ne veux pas qu’elle meure comme une chienne parce qu’elle a vécue toute sa vie avec des chiens ». Hmama s’exécuta sur le champ et n’opposa aucun mot. Resté seul, Baptiste sanglota : « pourquoi on me l’a enlevée, je me suis toujours occupé de Hmama ! Je l’ai toujours respectée comme musulmane ». Peu de temps après ce terrible épisode, Hmama meurt de maladie et peut-être de chagrin… Elle est enterrée près du saint local et familial. Baptiste, quant à lui, redevint de nouveau, à 97 ans, un homme seul, comme au premier jour quand il arrivait dans l’Aurès, près de 80 ans auparavant, sans terre, sans histoire, sans sous. Il sera accueilli et pris en charge par des jeunes pères puis par les petites sœurs de l’hospice d’Annaba où il décédera en 1978, trois ans après la mort de Hmama.

Au-delà de la fresque sensible de la vie dans l’Aurès colonial que dessinent les diverses trajectoires évoquées dans l’ouvrage, rien ne nous permet cependant de conclure qu’il y eut entre le meunier, les moines et le bandit une quelconque relation personnelle ou partagée comme le laisse entendre Fanny Colonna qui parle de « proximité » et de la « puissance des liens tissés entre ceux qui ont vécu ensemble en Algérie à l’époque coloniale sous des statuts inégaux ». Le Diaire, une sorte de minute de la paroisse de Medina, ne cite Baptiste qu’« une seule fois », sous le nom de Monsieur Capeletti, et n’évoque Ben Zelmat, le bandit, qu’« une seule fois » également. On ne voit pas non plus pourquoi Fanny Colonna affirme que « dans ce livre j’ai tenté non pas d’inventer mais de découvrir et de redonner corps et couleurs à ce qui avait permis cette surprenante relation entre le meunier et le bandit » (p. 12), alors qu’il n’y a aucune preuve quant à la réalité de la rencontre entre Ben Zelmat et Baptiste. Contrairement à ce que l’on pourrait aisément supposer ou attendre de ces récits, il n’y eut, au final, ni mariage, ni conversion, ni tombe, ni enfants, ni descendance. Baptiste le meunier aurait-il pu vivre plus de 70 ans dans l’Aurès, comme « un poisson dans l’eau », sans ses deux compagnes chawiya et notamment Hmama ? Peu probable ! D’ailleurs, dès que Hmama lui fut « enlevée », à la fin de sa vie, Baptiste fut contraint de « sortir de l’Aurès » et de partir vivre chez les sœurs et les pères d’Annaba. Hmama est sans doute celle qui a contribué à « autoriser » et « routiniser » Baptiste dans l’inconscient local et tribal, et peut-être même à rester « naturellement » en Algérie après le départ massif des pieds-noirs en 1962. L’ouvrage vient de paraître dans une nouvelle édition en Algérie et a été très présent au dernier salon du livre à Alger (septembre 2011). Espérons que cette histoire que Fanny Colonna a réussi à reconstruire bravement et passionnément puisse un jour inspirer, ici et/ou là-bas, l’initiative d’un roman ou d’un film.

Le livre “Le meunier, les moines et le bandit. Des vies quotidiennes dans l’Aurès” est disponible gratuitement sous format électromécanique sur la bibliothèque numérique amazighe, Asadlis Amazigh. Cliquez ici pour le consulter.

Kamel Chachoua, « Colonna Fanny, Le meunier, les moines et le bandit. Des vies quotidiennes dans l’Aurès (Algérie) du xxe siècle, Sindbad, Actes Sud, 2010, 220 p. », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 132 | décembre 2012, mis en ligne le 02 mars 2012, consulté le 22 mars 2016.

Bassem ABDI

Passionné d'histoire, j'ai lancé en 2013 Asadlis Amazigh, une bibliothèque numérique dédiée à l'histoire et à la culture amazighe ( www.asadlis-amazigh.com). En 2015, j'ai co-fondé le portail culturel Chaoui, Inumiden.

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