Contributions

Retour de la Berbère des Aurès à sa terre tant aimée

Djemaâ était toujours en révolte et en résistance contre l’injustice, l’arbitraire, les discriminations. Elle avait l’amour de l’Algérie – qu’elle avait quittée à l’âge de cinq ans pour rejoindre son père, militant de la Fédération de France à Besançon – chevillé au corps et au cœur au point que c’en était une obsession. L’Algérie, toujours l’Algérie. Mais pas n’importe quelle Algérie, une Algérie qu’elle voulait libre, rebelle aux soumissions, aux compromissions, aux dévoiements de toutes natures.

A six ans, Djemaâ participait à sa manière aux activités du FLN. «C’est une enfant de la Fédération de France qui, comme beaucoup d’autres, a servi de couverture aux parents engagés, le couvre-feu n’existait pas pour les enfants», indique son amie Keltoum Bendjouadi-Djelouah. En effet, dans son cartable et dans celui de sa sœur, entre les cahiers et les livres, son père dissimulait souvent des documents du FLN, pour qu’ils ne tombent pas entre les mains de la police lors de contrôles.

Ce qui chagrinait Djemaâ, c’est que les anciens de la Fédération de France aient été laissés pour compte par les dirigeants de l’Algérie indépendante. L’instrumentalisation du FLN post-indépendance la révoltait au plus haut point. Chaque fois qu’elle en parlait, elle fulminait de colère et d’indignation. Je lui avais donné le surnom de «bulldozer chaoui», qui la faisait sourire, elle qui fonçait sans économiser son temps, ses forces et son énergie, pour quelque cause juste à ses yeux.

Djemaâ était connue pour son franc-parler, son verbe haut mais juste et sincère. La tragédie algérienne des années 1990 qui l’avait mortifiée la poussait à agir sans compter. Avec Algérie Ensemble, fondée par le défunt Simon Blumenthal, et d’autres associations mobilisées autour des Algériens victimes du terrorisme islamiste, comme le Collectif de soutien aux intellectuels algériens (Cisia) créé notamment par le sociologue Pierre Bourdieu. Elle était de tous les rassemblements, de toutes les rencontres, de toutes les manifestations pour dénoncer le terrorisme et les tenants du «qui tue qui », pour soutenir la démocratie en Algérie. Elle n’hésitait pas à interpeller les leaders politiques.

Elle avait à cœur la question identitaire, la reconnaissance de la culture et de la langue amazighes. Quand elle avait un peu d’argent, elle achetait des livres, des documents sur les Aurès, sur l’histoire de l’Algérie coloniale et la résistance du peuple algérien. Les bouquinistes des quais de la Seine, à Paris, avaient fini par la connaître et l’adopter, quelques-uns d’entre eux étaient devenus ses amis et l’appelaient quand tombait entre leurs mains un document qu’ils savaient l’intéresser. Souvent, le week-end elle allait donner à l’un ou l’autre un coup de main, toujours en quête d’une pièce méconnue.

De l’hôpital, elle suivait de très près le transfert vers l’Algérie de son fonds documentaire (plus de 2000 ouvrages et documents) qu’elle tenait à léguer à l’université de Batna et de Khenchela pour qu’il soit mis à disposition de tous ceux qui contribuent à entretenir le travail de mémoire qui lui tenait tant à cœur. Après des années de confrontation à la bureaucratie algérienne, son obstination a fini par être payante, il y a quelques jours, par le biais de l’ambassade d’Algérie à Paris, quelques 70 cartons ont été déménagés de son domicile : «Ils ont tout pris, tu es sûre ?» ne cessait-elle de demander à Keltoum.

Elle avait pris soin de lister et d’annoter tous les documents, un par un. Dans ce fonds, figurent entre autres documents et ouvrages, des documents inédits, des archives datant de la conquête coloniale française d’Alger, d’autres ayant trait à la guerre de Libération nationale. Elle avait chargé son cousin de suivre, en Algérie, la remise de sa bibliothèque à qui de droit. Sociologue de formation, Djemaâ Djoghlal avait écrit de nombreuses contributions dans la presse nationale sur le patrimoine culturel chaoui et amazigh, sur l’histoire de la guerre d’indépendance dans l’Aurès-Nememcha. Djemaâ était membre, depuis sa création, de l’association Germaine Tillion dont elle était très proche. Djemaâ s’en est allée retrouver son Algérie.

Non sans avoir exhorté les amies algériennes qui lui rendaient visite à l’hôpital d’écrire, de dire, de témoigner. «Nos enfants, nos filles, doivent savoir ce que nous avons vécu, les combats que nous avons menés pour prendre le relais en connaissance de cause», disait-elle à l’une et à l’autre. C’était plus qu’une recommandation, c’était un testament. Claude Cornu, membre lui aussi de l’association Germaine Tillion a eu ces mots : «Djemâa la Chaouïe, la Berbère des Aurès. Djemâa la fougueuse s’enflammant pour défendre les bonnes causes, inlassablement. Djemaâ qui a quitté l’Algérie pour encore mieux la retrouver, la défendre aux travers de ses écrits, ses recherches, sa bibliothèque. Mais aussi Djemaâ la républicaine.» 

Nadjia Bouzeghrane
Article paru en premier lieu ici

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