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“La femme chaouia des Aurès” de Mathéa Gaudry : société et mémoire à l’épreuve d’une enquête ethnologique

L’Algérie- pays et société- a fait l’objet d’études assez poussées pendant la période coloniale, et ce processus a commencé dès le début de la conquête. Relief, climat, végétation, réseau hydrographique, culture populaire, légendes, coutumes, droit et pratiques sociales ont attiré l’attention des auteurs-écrivains, des historiens, des scientifiques et même des peintres. Ces derniers (E. Fromentin, Delacroix, Etienne Dinet, E.Vernet,…) ont acquis en Algérie leur part d’orientalisme.

S’agissant des études d’ethnographie qui traitent directement des populations dans leur vie quotidienne (us et coutumes, pratiques domestiques, langue, littérature orale, croyances, droit matrimonial, droit foncier,…), elles ont été menées aux premières décennies de la conquête souvent par des officiers de l’armée. L’une des plus importantes sans doute est celle réalisée par les capitaines de génie Rozet et Carette en 1850, intitulée “L’Algérie” et s’étalant sur 700 pages. Elle représente, pour l’époque, une véritable encyclopédie, allant de la description de la botanique jusqu’aux pratiques sociales et à l’histoire des différentes régions du pays.

Il est bien évident que ces études ne sont jamais neutres ou désintéressées. Mues par des objectifs de conquête ou de renforcement du processus de colonisation- par le moyen de la connaissance détaillée de la société-, ces études ne sont pourtant pas à rejeter d’un revers de main tant elles contiennent des connaissances qui, aujourd’hui, permettent de connaître la société de l’époque. Dans son introduction, à la réédition (éditions Sindbad 1988) du célèbre livre du général Eugène Daumas portant le titre de Mœurs et coutumes d’Algérie (1853), le sociologue Abdelkader Djeghloul écrivait: “Le retour aux sources écrites concernant ce que l’on appelle “la conquête”, c’est-à-dire la genèse de ce qui sera ultérieurement le système colonial, présente un double intérêt. Sur le plan de l’empirie, elles ont l’immense mérite de présenter les structures de base de la société algérienne dans leur fonctionnement encore autonome, quoique déjà perturbé, avant leur déstructuration/intégration/recomposition dans le cadre du système colonial et du mouvement national. Sur le plan épistémologique, elles sont un invitation à sortir d’un sommeil dogmatique et idéologique fait d’un temps uniforme dont le seul rythme serait celui du couple colonialisme/indépendantisme, sujets permanents de ce qui ne serait plus une histoire, fondée sur la transformation interne des sujets, mais un drame au sens théâtral du terme. Elles sont une invitation à restituer le mouvement historique dans la diversité et l’imbrication des ses phases, dans un essai de totalisation qui ne peut être fusionnelle mais différentielle”.

Une méfiance exacerbée a été manifestée au lendemain de l’Indépendance à l’endroit des études ethnographiques coloniales. Le système universitaire a été très réticent à prendre en charge cette partie de la production intellectuelle censée être versée dans les départements de sociologie, d’anthropologie et des sciences humaines en général. La “réhabilitation” progressive des études ethnographiques se fera surtout avec la redécouverte des écrits faits par des personnes qui n’ont rien à voir avec le système militaire ou colonial de l’époque. Ce sont les travaux réalisés par des gens que l’on appeler des “civils”, qui avaient travaillé comme enseignants, chercheurs ès qualités ou administrateurs. Leurs études contiennent une masse d’informations et un éventail de petits détails tels qu’ils deviennent une halte nécessaire et une phase indispensable pour les chercheurs d’aujourd’hui dans les disciplines de l’histoire, de la sociologie, de l’anthropologie culturelle, de l’architecture,…etc.

Du point de vue académique, la période du 19e siècle ou début du 20e siècle correspond presque à la “préhistoire” de la science ethnologique, où les corpus théoriques et les outils opératoires étaient encore au stade embryonnaire. Cela demeure vrai aussi pour les travaux menés par les hommes de religion, à l’image des Pères Blancs, ordre fondé par la cardinal Lavigerie. Ces religieux ont, certes, sauvé de l’oubli certaines pans de la culture, particulièrement en Kabylie. Mais, leur travaux, tout en fournissant une précieuse matière première, requièrent aujourd’hui un accompagnement académique et scientifique pour être insérés dans des disciplines comme l’ethnologie ou l’anthropologie culturelle.

Enquête de terrain

Le spécialiste Jean Poirier fait dater la professionnalisation de l’ethnologie aux environs de 1930. Dans son ouvrage Histoire de l’ethnologie (PUF, 1974), il écrit: “A partir de cette date l’ethnologie change de méthode, de tonalité et destin; elle se différencie; devient professionnelle, scientifique, appliquée; elle se donne des techniques de plus en plus sûres; elle accède à l’université. Mais, derrière elle, il y a toute l’histoire de la notion de variabilité de l’homme dans l’espace et le temps, l’évolution du concept de l’altérité, la passage de l’exotisme à l’humanisme”. Dans son Manuel d’ethnologie (1926), Marcel Mauss donnera les méthodes et principes de conduites d’enquêtes ethnologiques.

Parmi ceux qui se sont versés dans le domaine de l’ethnologie en Algérie au temps de la colonisation, on a les exemples bien connus de Germaine Tillion et de Mathéa Gaudry, deux ethnographes femmes qui ont travaillé sur la culture et le pays chaouis.

On va s’intéresser, dans ce qui suit, au travail accompli par madame Mathéa Gaudry dans son livre intitulé La femmes chaouia de l’Aurès. Publié pour la première fois en 1929, il a été réédité en 1988 par Chihab-Awal. C’est là le résultat de l’observation sur le terrain, de notes précieuses prises pendant les discussions que l’auteure a eu avec les populations de l’Aurès, et, enfin, d’une compilation documentaire concernant la région et la société.

Les éditions Chihab justifie le choix de la réédition du texte en ces termes : “Le magistral travail de Mme Gaudry sur la femme chaouia inaugure notre collection intitulée “la mémoire des Aurès”. Cette collection a pour ambition de faire connaître, parfois faire renaître, la société et la mémoire des Aurès dans les champs sociaux divers et dans ce que l’Algérie lègue comme production historique (…) Nos régions et leurs histoires, si riches, sont peu ou pas connues du fait même de la non-disponibilité des œuvres qui leur sont consacrées (…) Le pays chaoui et sa société sont encore de nos jours enclavées dans la topographie de l’histoire générale de l’Algérie. Il était donc temps de remédier à cette carence”. La préfacière, Tassadit Yacine, annonce que cette réédition “entre indubitablement dans le cadre de la réappropriation et de la revalorisation de la culture berbère en Algérie dans ce qu’elle de plus urgent: la mémoire et l’identité menacées par les idéologies totalitaires”. Par rapport aux autres régions d’Algérie, la région des chaouia a été très peu étudiée par les ethnologues de la colonisation fait remarquer Tassadit Yacine. “Ce manque d’intérêt s’est malheureusement prolongé après l’Indépendance, malgré les efforts de certains chercheurs et leur volonté de s’affirmer dans ce domaine”.

Madame Mathéa Gaudry, native des Aurès, a pris ses notes, qui serviront de matière première à son livre, entre 1922 et 1925. Le livre est divisé en deux parties: conditions de la femme et activités de la femme. L’auteure a appris le dialecte chaoui et a eu une connaissance intime du foyer chaoui. Toutes les étapes de la vie, tous les travaux (au foyer ou au champ) et tous les aspects de la femme chaouia sont passés en revue avec un sens étonnant du détail. De la maison et de ses matériaux jusqu’au culte des saints, en passant par le revêtement, la cuisine, l’artisanat, le statut personnel, le mariage, la maternité, la mort, les funérailles,…etc.

L’aire géographique étudiée par Mathéa Gaudry correspond au périmètre du pays chaoui: “vaste quadrilatère montagneux d’environ 11 000 km2 (…) entre Batna, Biskra, Khenguet Sidi Nadji et Khenchela”. Il est bien entendu que l’étude n’a pas pu toucher l’ensemble de ce quadrilatère. Il s’agit d’un échantillonnage aléatoire, au gré des déplacements et des bourgades et hameaux visités. Les villages les plus peuplées de la région ont été touchés: dans vallée de l’Oued Abdi et la vallée de l’Oued Labiodh, les agglomérations visitées sont Tighanimine, M’chounèche, Menaâ, le Ghoufi, Chmora, Arris.

Destin de femme

Du village et de l’habitat, l’auteure écrit: “La dechra est presque toujours accrochée au flanc ou au faîte d’une hauteur isolée ou difficile à aborder. Une pente raide, caillouteuse, souvent à peine tracée, y conduit. Dans le canyon de l’Oued Labiodh, les dechras sont incrustées au flanc du roc vertical comme des antres de fauves, comme des repères d’oiseaux de proie”. Ensuite, la description touche la maison et ses aspects intérieur et extérieur. Les vêtements, les bijoux et les tatouages de la femme chaouia ne sont pas en reste. Ils sont étudiés dans leurs moindres replis et détails. Le chapitre le plus long, et sans doute aussi celui qui a exigé le plus d’efforts et du sens de l’observation, est la condition de la femme liée à son statut: naissance de la fille, sa place dans la famille, allaitement, sevrage, hygiène, droits et obligations, mariage. “Pour une fille, il n’y a que le mariage ou la tombe”, dit un proverbe chaoui rapporté par l’auteure. La fille se marie précocement, dès les premiers signes de puberté. “La précocité des unions peut s’expliquer par la pauvreté, les parents étant heureux d’alléger les charges du budget, par le souci du père de mettre fin à sa responsabilités et, souvent aussi par la hâte par la jeune fille de contracter mariage, ce qui est pour elle la plus sûre façon de s’acheminer vers la liberté”, écrit M.Gudry. Nous saurons par la suite que c’est pure illusion, cette liberté. Une sentence de la culture chaoui, rapportée par l’auteure, dit: “La femme est comme le diss: si on tient fermement, elle ne vous fait point mal; si on la teint doucement, elle vous coupe”. Gaudry ajoute: “la jeune épouse souffre bien un peu de cette brutalité, mais, dressée à la docilité par sa mère, elle n’ose pas réagir. Affectueuse, elle s’efforce, au contraire, de satisfaire les exigences de son mari et se plie aux volontés qu’elle exprime”.

Tout au long de ses 300 pages, le livre de Matéha Gaudry fourmille de mille détails relatifs à la vie en société, à la vie de couple et au destin de la femme. Vie conjugale, adultère, sentence de mort qui l’accompagne, grossesse, accouchement et rites l’accompagnant,…etc. Des photos en noir et blanc de l’époque- portant sur les paysages, les travaux des champs, l’outillage, les bijoux,…- agrémentent l’ouvrage.

Amar Naït Messaoud

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