Histoire antique

L’apport des sources classiques à l’identification de l’antique KRTN la « Cirta Regia » des Numides

Il est toujours bien souhaitable, avant d’entamer les quelques réflexions de cet article, de donner un aperçu sur le site sur lequel la ville historique de Cirta, Capitale du royaume Massyle puis de toute la Numidie unifiée sous l’Aguelid Massinissa, fut édifiée, et à qui les événements historiques datant de la fin du 1er siècle av- J.C ; ont réservé une autre destinée durant l’époque de l’impérialisme romain. Ainsi son statut fut juste réduit à une colonie romaine jouissant d’un pouvoir à caractère régionale bien spécifique à elle, pendant plus de deux siècles et demi du Haut-empire, comme centre (Chef-lieu) administratif des quatre colonies de la confédération Cirtéenne : Cirta, Milev, Rusicade et Chullu (Aggoun, M.-L. 2008 : 58).

Le site :

Dans son ensemble, le site de l’antique KRTN, La « Cirta regia » des Numides, ou la Qusantina de l’historiographie du Maghreb médiéval, (Moukraenta-Abed, B. 2013 : v. 3, 1767) constitue une forteresse naturelle, sur laquelle était bâtie la cité aux dimensions imposantes (1100 mètres sur 770 mètres) sur un rocher inaccessible que par un isthme très étroit, bordé de pentes abruptes au Sud-Ouest (Fig. 1 et 2) (Bertrandy, F. 1994 : 1964).

Ces caractéristiques stratégiques de ce site si bien fortifié naturellement, ont de tout temps fait de lui un pôle d’attraction pour l’occupation humaine, et ce, depuis les temps préhistoriques, puisque une importante série d’outils Atériens a été reconnue au Djebel El Ouach, ainsi qu’aux grottes dites du Mouflon et des Ours, mais c’est surtout au Néolithique que les grottes et abris de la région ont connu une occupation importante, puisque Les mêmes lieux servirent d’habitats aux Paléoberbères. Qui, au cours du 1er millénaire av. J.-C. construisirent déjà des monuments mégalithiques (dolmens du Jardin de Salluste et du Kheneg), des bazinas et autres tumulus (Bertrandy, F. 1994 : 1966).

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Aperçu sur la KRTN de l’époque pré-romaine :

Selon une approche de L. Leschi, relative aux origines obscures de l’occupation et de l’urbanisation du rocher de Cirta à l’aube de son histoire (Leschi, L. 1937 : 28) ; le noyau de cette ville aurait dû remplir en premier lieu et dans un premier temps, la fonction d’Acropole-Citadelle, que le Dr. M.-L. Aggoun qualifie dans sa thèse : d’entrepôt collectif (publique), à l’image des Thiqliɛin ( sing. Thaqliɛeth , Guelaas) fortifiées de l’Aurès (Aggoun, M.-L. 2005 : 3). Par conséquent, la ville a été créé à partir de ce noyau nécessitant un espace pour la pratique des divers échanges commerciaux, et devenir par la suite un grand marché régional puis national, attirant les commerçants et les agriculteurs des régions les plus lointaines du pays, chose confirmée par un récit de Strabon (XVII, 3).

Ainsi, Cirta, par sa fortune et sa situation géographique, réunissant toutes les conditions favorables, contrôla tout le pays des Massyles, et devint sa capitale. Reflétant pour la première fois dans l’histoire algérienne un contexte de site statique, dont lequel apparaissent les premières formes d’un état authentique d’envergure nationale : la Numidie.

Ce n’est que depuis la fin du 3e siècle avant J- C. que le nom de Cirta est apparu dans les sources littéraires classiques, son entrée dans l’histoire écrite – au sens stricte du terme – n’est mentionnée qu’à cette époque, grâce au récit de Tite Live (XXIX, 32, 9 et 14), Elle est alors la capitale du roi Masaesyles Syphax avant de devenir, après sa défaite en 204/203, celle du Massyle Massinissa. Ce dernier, qui a soutenu Scipion l’Africain contre Carthage, se voit confirmé dans son pouvoir sur la Numidie orientale, Dès lors qu’il a récupéré définitivement la capitale de son royaume (Bertrandy, F. 1994 : 1966).

Parallèlement, on retrouve le nom de Cirta mentionné dans une orthographie latine ou grecque : Cirta – Cirtha – Kirta – κιρθη, chez plusieurs auteurs de l’antiquité, dont la liste des noms a été déjà énumérée dans la thèse de recherche du Dr Moukraenta Abed :
Polybe (XXXVII, 3), Deodore de Sicile (XXXIV, 31), Salluste (21, 23, 26, 81, 82, 88), Strabon (XVII, 3, 13), Pomponius Mêla (I, 6, 30), Appien (VIII, 27), Ptolémée (IV, 3, 6), Itinéraire d’Antonin, p.18, et 11, Orose (V, 15, 10), Georges de Chypre, n° 666, et Table de Peutinger, IV, 4. (Moukraenta-Abed, B. 2013 : v. 3, 1767).

Sur le plan étymologique, l’origine du toponyme de Cirta, a fait l’objet de plusieurs hypothèses, mais à la lumière des résultats issus des recherches récentes dans le domaine libyco-berbère, mises en rapport avec les données archéologiques relatives à ce sujet, cette question à enfin a trouvé une réponse adéquate. En fait, la mention épigraphique du l’authentique nom de cette ville : KRTN, n’est attestée qu’à travers une légende numismatique gravée en caractères néo puniques sur toute une série de pièces de monnaies (n°523-529), datées de la fin du 2e siècle av. J.-C. (Mazard, J. 1955 : 154-157), et Contrairement, aux hypothèses anciennes, F. Bertrandy suggère plutôt, d’attribuer à ce nom une origine libyque. Puisqu’en réalité, il est mentionné sur les pièces : KRTN (Kirthan) débutant par un kaph K et non un qoph (le Q phénicien) (Bertrandy, F. 1994 : 1966). Quant à la terminaison de ce nom en N, il ne peut y avoir de doute, c’est le N indiquant le pluriel des noms dans le système onomastique libyque.

Fig. 3 : Première série du monnayage de la Cirta Autonome, fin du 2e siècle av. J.-C. Comportant la mention de KRTN en caractères néo-puniques (MAZARD, J. 1955 : N°523-529, CATALOGUE : 255)
Fig. 3 : Première série du monnayage de la Cirta Autonome, fin du 2e siècle av. J.-C.
Comportant la mention de KRTN en caractères néo-puniques
(MAZARD, J. 1955 : N°523-529, CATALOGUE : 255)

Il se trouve que c’est le même nom toponymique qui s’est perpétué pendant l’occupation romaine, mais sous une forme latinisée : Cirta, écrit quelquefois Cirtha sur les inscriptions découvertes dans cette cité (Gsell, S. 1902 : n° 126 ; Pflaum, H.-G. 1957 : 40).

De cette Kirthan numide, très rares sont les vestiges qui ont survécu de cette époque. L’image qu’on a de cette cité si riche, glorieuse et magnifiquement embellie de monuments majestueux, ne nous est parvenue qu’à travers sa description dans les écrits des auteurs classiques : Strabon, Tite Live, Appien, et notamment Salluste (Strabon, XVII, 17, 3, 13 ; Tite Live XXX, 12 ; Appien, VIII, 27 ; Salluste, XXIII, 26).
La fin de la KRTN numide, et Cirta de l’époque romaine :
C’est à la suite du conflit entre Adherbal et son frère adoptif Jugurtha, qu’a commencé le déclin de Cirta, alors capitale du premier, qui avait l’appui et le soutient de l’impérialisme romain contrairement à son belligérant Jugurtha qui, lui visait à refaire l’unité du royaume de Numidie sous son autorité, entreprit un long siège de cette cité, qui s’est soldé par l’assassinat d’Adherbal et le massacre de la communauté des Italiens. Cet acte fut le signal d’une guerre entre Numides et Romains, connue dans l’histoire sous le nom de «Bellum Iugurthinum», œuvre de Salluste (Bertrandy, F. 1994 : 1967).

Après la mort de Jugurtha, une bonne partie de son aire territoriale numide (ex-Numidie masaesyle) fut annexée au royaume maure de Bacchus. Quant à sa capitale Cirta, elle continua, malgré tout a conservé un peu de sa primauté et de sa souveraineté, mais seulement pour un certain temps, puisqu’à la fin du règne de Juba I, qui préféra mourir, après sa défaite durant ses luttes entre 49 et 46 av. J.-C. contre la dictature du pouvoir romain, elle tomba définitivement entre les mains des compagnons de P. Sittius, l’allié de César, entraînant la fin de la Numidie indépendante (Bertrandy, F. 1994 : 1967).

La région cirtéenne fut offerte à Sittius, et Cirta alors, occupa désormais un statut très particulier : premièrement, comme centre du pouvoir du territoire de la Numidie septentrionale légué au début au mercenaire Sittius, d’où elle a eu sa qualification de Colonia Cirta Sittianorum, selon Pline (V, 22) et Pomponius Mêla (I, 30). Puis privilégiée dans une deuxième étape, comme l’indiquait sa nomenclature : Colonia Iulia Iuvenalis Honoris et Virtutis Cirta (IL.Alg., II, 626 ; C.I.L. VII, 7071). Elle devint le Chef-lieu pendant le Haut-Empire d’une Confédération et exerça son autorité sur l’ensemble des trois autres colonies qui dépendaient administrativement d’elle : Milev, Rusicade et Chullu (actuelles Mila, Skikda, et Collo) en une petite république autonome portant le nom de : Res Publica IIII Coloniarum Cirtensium (IL.Alg., II, 10, 34, 798, 4694 ; AE, 1967 : 557).

A la suite des réformes de Dioclétien, elle redevint encore une fois, Capitale et résidence du gouverneur de la province romaine de la Numidia Cirtensis dirigée par un Presses jusqu’à la fin de l’empire romain (Bertrandy, F. 1994 : 1974).

Le « Bellum Iugurthinum » de Salluste et la thèse d’André Berthier :

Dans sa lecture et ses analyses de l’œuvre : « Guerre Jugurthine », l’éminent savent A. Berthier, a remis en cause presque toutes les données de la géographie historique du Maghreb antique, jusqu’ici acquises et établies par des savants de renommée mondiale. Tout d’abord, et contrairement à Stéphane Gsell, à que nous devons la première synthèse de l’histoire antique de l’Afrique du Nord, Berthier ne pensait pas reconnaître dans le Muluccha de Salluste, le fleuve côtier marocain Moulouya (Berthier, A. 1981 : 25-26), admettant ainsi que l’antique Maurétanie ne s’étendait pas sur l’actuel royaume Marocain, tandis que la Numidie ne couvrait pas la majeure partie de la Tunisie et la totalité septentrionale de l’Algérie.
C’est dans un tel contexte, après plusieurs articles d’abord, qu’il publia sa thèse anticonformiste en 1981, intitulé : “La Numidie. Rome et le Maghreb”. Que décrit A. Wartelle, dans la préface de ce livre : “Quand, en 1949, il publia son étude intitulée Le Bellum Jugurthinum de Salluste et le problème de Cirta, à peine le monde savant daigna-t-il y prêter attention. On le cita parfois, mais plutôt par condescendance, pour ne rien oublier : on ne le lut point ; on ne prit pas en compte ses arguments ; on négligea sa démonstration, pourtant marquée au coin brûlant du plus pur bon sens” (Berthier, A. 1981 : 7).

Bien que sa thèse n’ait trouvé que peu d’écho et peu de partisans au sein du milieu académique du 20è siècle, elle ne cessa de susciter de temps à autre, la fascination de quelques disciples de son école, sans apporter de nouveaux éléments sur les controverses toponymiques de la géographie de Salluste relatives à la Numidie de son époque.

De prime d’abord, le débat sur la localisation de la ville de Cirta citée par Salluste, a fait l’objet de nouveaux travaux qui semblent vouloir réhabiliter l’hypothèse d’une localisation au Kef et non à Constantine, Outre les travaux d’A. Berthier et L. R. Decramer (Berthier, A., Déclamer, L.-R. et Ouasli, C. 2002 : 1-23), On cite :
– 2006, la Thèse de doctorat de A. Bouchareb : “Cirta ou le substratum urbain de Constantine : la région, la ville et l’architecture dans l’Antiquité” (une étude d’archéologie urbaine)” (Bouchareb, A. 2006 : 23-31),
– 2008, la Thèse de doctorat de l’historien Med. Tlili “Etendue et limites de la Numidie archaïque”, reprenant l’avis de l’archéologue tunisien M. M’Charek, dans son article « De saint Augustin à Al-Bakri. Sur la localisation de l’ager Bullensis dans l’Africa latino-chrétienne et de «Fahs Boll» en Ifriqiya arabo-musulmane » de 1999 (M’Charek, A. 1999 : 137) et notamment dans « Kalaat Senane / Bulla Mensa : une forteresse-refuge de l’Antiquité aux temps modernes » de 2001 (M’Charek, A. 2001 : 83-92).

Cirta Régia de Salluste n’est pas Cirta = Constantine ?

Il est communément admis, depuis le 19è siècle, que l’actuelle Constantine correspond à l’ancienne Cirta, devenue Constantine, mais tel n’est pas l’avis d’A. Berthier qui, dans une étude collective sur “Le Bellum Iugurthinum et le problème de Cirta “, parue en 1950-51, développe sa singulière thèse, faisant du Kef (Tunisie) la Cirta évoquée par Salluste et non pas Constantine (Berthier, A., Juillet, J. et Charlier, R. 1950-51 : 3-145).
Cirta donc, doit être selon A. Berthier recherchée ailleurs, car Constantine de l’époque de Jugurtha a pu s’appeler ALBT (Berthier, A. 1981 : 196-197). Cette hypothèse que le savant J. Desanges, qualifie de très fragile, et de n’être fondée uniquement que sur une légende néo-punique sur une pièce de monnaie (Fig. 3, n° 528), M. Amandry, ne voit dans cette légende qu’un simple nom de monétaire, et J. Alexandropoulos ne la reprend pas non plus dans son récent catalogue (Desanges, J. 2012 : 86).

En fait, Berthier, puis ses disciples par la suite, en tentant de localiser la Cirta de cette époque au Kef, risquent de contrarier et de bouleverser les sources référentielles sur l’antique Sicca, qui, à l’instar de Cirta, été mentionnée au 3è siècle av. J.-C. par Polybe (I, 66, 6 et 10 ; I, 67, 1), et que même Salluste, indique que cette même Sicca, appartenait au royaume de Jugurtha (LVI, 3-4). Que dire alors de cette Sicca ? Dans ce contexte, Berthier, pour apporter un justificatif à cette controverse, proposa un autre site : Sicca = mappalia Siga (l’actuel Hr Mettich en Tunisie), dans ce cas Siga doit pouvoir s’écrire Sicca, donc la Sicca de Salluste est à Mappalia Siga, sans le moindre indice étayant son hypothèse. Ainsi, si la Cirta regia de Salluste est le Kef, que dire alors, de la Cirta de Pomponius Mêla ?, Pour qui pour lui la Cirta de Syphax est celle de Sittius (I, 30) : «Aujourd’hui colonie des Sittiani, autrefois résidence royale et au comble de l’opulence quand elle appartenait à Syphax». Cette information est identique à celle contenu dans un passage de Pline (V, 22) et qu’on peut aisément dater de l’époque d’Octave entre 44 et 29 av. J.-C.). Par ailleurs, les études onomastiques prouvent que les Sittii sont beaucoup plus attestés dans la région de Constantine que dans celle du Kef (Desanges, J. 2012 : 86-87).

Nous constatons clairement que de la Cirta chez Pline, était bel et bien distinguée de la colonie de Sicca, qui ne pouvait être que le Kef, mentionnée dans une inscription «Colonia Iulia Veneria Cirta Nova Sicca», qui laisse sans espoir, son identification avec cette mappalia Siga. Quant à sa titulature épigraphique, qualifiant le Kef de : Cirta Nova Sicca, s’agit-il ici d’ « une nouvelle Cirta » ou d’ « une nouvelle Sicca » ? On est contraint de reconnaître cette appellation de Nova Cirta, qui ne pouvait se justifier que pour qualifier Sicca d’une nouvelle Cirta, puisqu’on ne connaît pas de Sicca plus ancienne.

Fig. 4 : Carte de l’emplacement des vestiges de Siga sur la rive occidentale de la Tafna. (Vuillemot, G. 1971, « Siga et son port fluvial » : Fig. 1)
Fig. 4 : Carte de l’emplacement des vestiges de Siga sur la rive occidentale de la Tafna.
(Vuillemot, G. 1971, « Siga et son port fluvial » : Fig. 1)

Que peut-on dire de plus de la mention de Cirta de la guerre Jugurthine ? Un passage de Pline (V, 22) et un autre de Fronton (lui-même natif de cette ville), semblent attester que sa ville natale, est indubitablement la future Constantine, et nous interdit ainsi l’identification de cette Cirta de Salluste au Kef (Desanges, J. 1987 : 133-135).

Où situer le fleuve Muluccha de Salluste, Moulouya ou Mellegue ?
Evoquant les limites anciennes des royaumes berbères, le texte de Strabon, nous informe « qu’un Un fleuve séparant les Maures des Masaesyles et dont la régia était Siga (Strabon, XVII, 3, 9). Il cite le Molockhath, comme limite des Maures et des Masaesyles.
Ce fleuve-frontière a été l’objet de nombreuses controverses et a fait couler beaucoup d’encre chez les disciples de l’école de Berthier, le Site de Siga a fait l’unanimité des archéologues et des historiens, et a été identifié sur la rive occidentale de la Tafna, ce qui implique l’identification de la Muluccha avec un autre fleuve plus à l’Ouest d’elle, et il ne peut s’agir donc d’aucun autre cours d’eau hormis celui de l’actuelle Moulouya.

De son coté, Salluste est formel au sujet de ce fleuve-frontière, il affirme par deux fois que la Muluccha, formait la limite orientale du royaume des Maures avec celui des Numides (XIX, 7 et CX, 8).
Pour résoudre une fois pour toutes le problème de la Muluccha de Salluste, il faut comparer ses données relatives au littoral maghrébin avec l’ordre des toponymes du Strabon, notamment avec celui du géographe alexandrin Ptolémée qui semble être le plus précis. Strabon (XVII, 3, 9), fixe l’embouchure du fleuve Molokhath, (bien évidemment la Muluccha) entre l’extrémité orientale du détroit de Gibraltar et Siga, à 1000 stades de Siga (Vestiges de Takembrit, sur la rive gauche de la Tafna en Algérie).

Pour Ptolémée (VI, 1, 3), c’est entre Russadir (Melilla au Maroc) et Siga. D’où résulte à l’évidence qu’il s’agit exactement de la Moulouya. Ce détail géographique, représente un problème de taille pour les thèses de Berthier qui a avancé l’identification de la Mulluccha de Salluste à l’Oued Mellegue, situant ce dernier sur la frontière entre les royaumes de Bocchus et celui de Jugurtha (Berthier, A. 1981 : 117-118). Signalons par ailleurs, que le Mellegue, que l’on identifie plutôt avec l’antique Muthul, n’a pas d’embouchure puisqu’il n’est qu’un affluent de la Medjerda (Desanges, J. 1999 : 27-41).

Le royaume de Bacchus, et le royaume Numide incertain ?

A. Berthier en voulant faire de l’Aurès, le territoire du royaume maure de Bocchus (Berthier, A. 1981 : 86, 89), nous induit dans une troisième controverse ayant pour sujet la reconstitution du déroulement des événements que nous rapporte Salluste.

Ne serait-ce, que pour expliquer son refus à l’épisode rapporté par ce dernier, relatif à la mobilité de l’armée romaine intervenant d’Est en Ouest, suite aux événements survenant après la chute de Capsa, et l’annexion au royaume Maure d’un tiers du royaume de Jugurtha par son beau-père Bocchus. Berthier ne pouvait admettre que la compagne de l’armée de Caïus Marius a pu réellement intervenir dans des territoires lointains à l’Ouest du royaume de Jugurtha, que Salluste décrit dans ses chroniques de guerre (CII, 13), sur cette expédition lointaine durant l’hiver entre 107 et 106 av. J.-C. sans préciser le moindre détail indiquant comment Marius atteignit cette région reculée au Maroc et revenir ensuite. D’où résulte cette difficulté de situer ce double Muluccha de Salluste pour Berthier (Fige. 5).

 Fig. 5 : Carte de l'Afrique du Nord et de la marche de Marius (Berthier. A., Déclamer. L. R. et Ouasli. C. 2001-02: Fig.1)

Fig. 5 : Carte de l’Afrique du Nord et de la marche de Marius
(Berthier. A., Déclamer. L. R. et Ouasli. C. 2001-02: Fig.1)

C’est sur cette réflexion que s’étale l’argumentation de Berthier, pour justifier sa transportation du royaume Maure, du nord du Maroc actuel jusqu’aux Aurès et là, on dénote une véritable interprétation controversée des faits.
De prime abord, Salluste nous informe qu’une grande partie des Gétules et des Numides occupaient les lieux jusqu’au fleuve Muluccha (XIX, 7). Quant aux Maures, il les place plus près de l’Espagne « proxumi Hispania » (XIX, 4).

Le savent J. Desanges, dans son article intitulé : « Vtica, Tucca et la Cirta de Salluste », pense reconnaître dans celle -ci (L’actuel Merdja, sur l’Oued el Kebir en Kabylie), l’ancien port numide, et le lieu du débarquement des émissaires romains, venus négocier le traité de paix avec le roi Bocchus (CIV, 1) (Desanges, J. 1974 : 143-150). Dans un sens, cela veut signifier que la compagne de Marius a bien pu parvenir dans l’actuel Maroc oriental, et que la partie du royaume de Jugurtha récemment annexée par Bocchus, et ravagée par les romains, ne peut être située qu’à l’Est de la Muluccha, (ancienne frontière entre Bocchus et Micipsa selon Salluste même (CX, 8)).

Faudra-t-il répéter encore la question déjà posée par ce savent, Où faut-il supposer que Bocchus a annexé tout le territoire immense s’étendant de la Muluccha-Moulouya à la Muluccha-Mellegue, lequel ne représenterait que le tiers du royaume de Jugurtha ? (Desanges, J. 2012 : 85).

Identification du Fortin de Salluste à la Guelaat Essenam et le label de Table de Jugurtha :

L’idée de prouver l’identification de la fameuse Guelaat Essenam : la présumée Table de Jugurtha, avec le fortin décrit dans par Salluste :”Non loin du fleuve Muluccha, qui séparait les royaumes de Bocchus et de Jugurtha, il y avait, tranchant sur le reste de la plaine, une montagne rocheuse d’une hauteur immense, assez étendue pour porter un fortin …”. (XCII à XCV).

Cependant, à l’instar de Gsell qui l’a déjà signalé, il est utile de remarquer, qu’il ne faut pas prendre à la lettre toutes les descriptions de Salluste d’où par exemple, l’impossibilité de retrouver l’emplacement du Fortin en question, car il existe en Afrique du Nord d’innombrables tables rocheuses qui peuvent répondre à la description de Salluste (Gsell, S. 1928 : 238-239). auxquelles il faudra ajouter le nombre infime de toponymes et le peu de précisions géographiques contenus dans son récit, ne permettent guère de tout résoudre, même si la guerre de Jugurtha a duré presque sept ans (de 111 à 105 av. J.-C.) dans un assez vaste espace, qui pouvait receler un nombre important aussi bien de toponymes relatifs aux lieux habités, que d’oronymes et hydronymes ayant trait aux différentes formations naturelles de l’étendue en question.

Il convient de préciser ici, que le rapprochement et l’identification de cette montagne rocheuse avec Guelaat Essenam (Fig. 6 et 7) n’était en réalité qu’une simple proposition avancée par les brigades topographiques à la fin du 19è siècle lors de leurs travaux en Tunisie, particulièrement dans la région de Thala, près de la frontière algérienne (Berthier, A. Decramer, L.-R. et Ouasli, C. 2002 : 4-6).

Dans la foulée, nous présentons le texte, aussi bien référence que source en question, qu’il faudra sans doute revoir de nouveau pour une crédibilité accrue. Il nous est rapporté par Le Capitaine de Vauvineux, à l’origine de cette proposition, que nous qualifions d’ «aventureuse» voire même douteuse, dans la mesure où elle constituera par la suite, bien sûr, la clef de voûte dans toutes les controverses de la thèse de Berthier et ses collaborateurs (Berthier, A., Juillet, J. et Charlier, R. 1950-51 : 20).
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Fig. 6 et 7 : plan-coupe et Image satellite de Guelaat Essenam
(Berthier. A., Déclamer. L. R. et Ouasli. C. 2001-02: Fig.7)

Ce Capitaine qui exerçait la fonction de géodésien au service géographique de l’Armée (SGA), avait donné dans ses notes de 1896, une description de la Guelaat Essenem qu’il prétendait, appelée localement la «Table de Jugurtha» par les habitants de la région. Il rajoutait en suite, que la tradition orale indigène encore si vivace dans ce pays, rapporte que le roi «Yougourtha» ait livré une bataille cruciale en ce lieu (Berthier, A., Decramer, L.-R. et Ouasli, C. 2002 : 4).

On lisant ces notes de ce Militaire géodésien, tout lecteur réalisera qu’il est entrain de relire le Manuel algérien de « L’Algérie, Histoire des guerres des Romains, des Byzantins et des Vandales, accompagnée d’examens sur les moyens employés anciennement pour la conquête et la soumission de la portion de l’Afrique septentrionale nommée aujourd’hui l’Algérie (Dureau de la Malle, A. 1852 : 52-180). Ce qui nous mène à se poser la question suivante : de Vauvineux n’avait-il pas en sa possession, une copie du livre de M. Dureau de la Malle, parmi ses documents de travail, ou du moins une autre copie de l’œuvre de Salluste ? Autrement comment justifier cette image qu’il avait d’une montagne rocheuse qu’il assimile avec la Table qu’il nomme de Jugurtha et dont il a cru reconnaitre le Castellum, décrit par Salluste.

Ainsi, et pour accorder un semblant de légitimité à sa supposition fort douteuse en son temps, notre géodésien faisait appel à une autre discipline : L’ethnologie.

Dans ce contexte, il rapporta une légende, qui, à l’en croire était bien conservée par la mémoire populaire des tribus habitant dans le voisinage de la dite Guellaa. Cette tradition a pu conserver le souvenir du roi numide Yougourtha, qui a bien pu cacher ses trésors dans ce site fortifié appelé par eux «Table de Yougourtha».

Toutefois cette interprétation peut s’avérer erronée, pour les raisons suivantes :
– Il y a lieu de signaler qu’aucuns ethnologues ou historiens, n’a fait part ou rapporté cette légende, avant ou pendant le temps de ce militaire, Ce qui laisse planer le doute vis-à-vis de sa crédibilité parmi les scientifiques. Signalons aussi, que depuis l’Antiquité jusqu’au 19è siècle, aucune donnée onomastique n’a évoqué le nom : Yougourtha, à l’exception du roi numide Jugurtha et un certain M. Virrius Flavius Jugurtha, mais comme Cognomen attestant ses origines numides, et qui fût flamine perpétuel au 3è siècle de notre ère à Timgad (C.I.L. VIII, 2409 = 17909 ; A.E., 1909 : 156).
– L’inexistence totale de cette légende ou du moins d’indices s’y rapportant dans l’historiographie médiévale, aussi bien pour la Tunisie que pour tout le Maghreb, particulièrement dans la monumentale Histoire des berbères d’Ibn Khaldoun.
– Le même constat s’impose en guise de conclusion, en enquêtant chez les tribus (arabophones ou berbérophones) des régions frontalières de Tébessa. L’étonnement ne peut que prendre de l’envergue d’autant plus que c’est à quelques kilomètres seulement du Guelaat Essenam. On conçoit mal là aussi, la permanence d’une telle tradition ou d’un tel nom, uniquement chez une partie et non la totalité de la population, tout en insistant sur le caractère d’appartenance ethnique qui est commun aux deux composantes humaines de part et d’autre de cette région frontalière.
– Revenons à présent à ce nom de Yougourtha, si bien orthographié du latin dans le texte de ce Militaire, et qui, encore une fois de plus prouve sa méconnaissance totale des dialectes berbères Zénètes du Sud tunisiens, dont non seulement le système phonologique permet de prononcer le Gw en J, et mais aussi un vocabulaire ayant conservé jusqu’à présent le terme Yujer (qui veut dire surpasser). Il est donc d’admettre ou de comprendre ce mécanisme d’une tradition populaire, qui a pu avoir la faculté de conserver un nom antique au détriment de ses propres règles phonologiques.
– Tout compte fait, et pour être plus convaincant, nous avons mené minutieusement une recherche à travers les écrits monographiques et ethnographique, afin de déceler le moindre un indice, où tout au moins une trace d’un Yougourtha, qui aurait pu être perpétué dans les contes et les traditions des maghrébins. Mais ce fut en vain : Juste une seule légende rapportée par Émile Masqueray, en vogue dans la tribu des Amamras de l’Aurès oriental, citant le nom d’un roi local nommé «Djokhrane» (Masqueray, E. 1876 : 472) et dont le contexte est vraisemblablement loin de celle rapportée par le Capitaine de Vauvineux.

Pour clore ce chapitre, sur la dite « Table de Jugurtha », on peut conclure que le fortin de Salluste n’est pas « Guelaat Essenam ». D’ailleurs, c’est dans ce même contexte, que nous rapportons, ce passage de 1913, emprunté au géographe Charles Monchicourt : «Après l’occupation française, les Européens du Kef ont gratifié la Kalaat du titre de Table de Jugurtha, voulant voir là le point où le prince numide, pourchassé par Metellus, avait déposé ses femmes et ses trésors. Supposition gratuite, ne répondant aucunement au récit de Salluste» (Monchicourt, Ch. 1913 : 417).

Conclusion :

Pour résumer de manière très synthétique les quelques réflexions traitées dans cet article, nous pouvons dire, que les seuls témoignages pour le moment accessibles, mentionnant le nom antique de l’actuelle Constantine, sont essentiellement : les écrits des anciens et l’épigraphie, attestant tous incontestablement que cette cité, a conservé son toponyme authentique « Kirthan », certifié d’origine libyque.
Ces mêmes témoignages, nous montrent que le nom de Cirta, a dû être enrichi pendant son histoire romaine de plusieurs noms. Comme nous l’avons déjà précisé au premier axe de cet article :
– Cirta, ou Cirtha, elle porta le surnom de : Sittiana (Colonia Cirta Sittianorum),
– Colonia Iulia Cirta en 26, sa titulature complète est : Colonia Iulia Iuvenalis Honoris et Virtutis Cirta,
– Capitale de la Numidia Cirtensis, à la suite des réformes de Dioclétien, enfin elle fut désignée sous le nom de Constantina, que lui donna l’empereur Constantin, mais tout en conservant l’ethnique Cirtensis dans sa nouvelle titulature : la Civitas Constantina Cirtensium (Code théod., XII, 1, 29), elle fut alors la capitale de la province de Numidia Constantina (ILAlg, II, 619-620).

À partir des réflexions du second axe, nous avons pu aborder de façon plus assurée, les principales controverses des conclusions fortes contestées de la thèse d’André Berthier, concernant l’étendue du royaume numide, et un certain nombre de toponymes mentionnés dans l’œuvre de Salluste, le « Bellum Jugurthinum ».

Dans le cas de Constantine, aucun doute ne subsiste quant à son identification avec la Cirta de Salluste, que les données étayées au premier axe de cet article réconfortent cette remarque. Par contre, nous sommes assez sceptiques vis-à-vis de l’hypothèse l’identifiant au Kef (la Cirta Nova). Et ce, pour de nombreuses raisons mises en évidence à partir d’un certain nombre de sources anciennes, propices à mieux saisir l’identification de l’ensemble des toponymes décrits dans la guerre Jugurthine. Ceci nous a permis d’un point de vue chronologique et géographique, d’analyser leurs répartitions. De ce fait, nous avons pu mettre également en relief les quelques lacunes historiques auxquelles est confrontée la thèse de Berthier.
L’étude toponymique de ces sites nous a montré que sur les six toponymes connus (en comptant les deux hydronymes antiques de Muluccha = Oued Moulouya et Muthul = Oued Mellegue), trois localités ont été identifiés : Cirta = Constantine, Sicca = le Kef, et Siga = Takembrit (sur la rive occidentale de la Tafna).

En revanche Le fortin dit de Salluste reste toujours dans l’anonymat, de ce fait il est difficile d’admettre son identification à la Guelaat Essenam la présumée Table de Jugurtha.


Z. Bakhouche
, Université de Guelma

Bibliographiques :
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