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Massinissa et Syphax : duel de deux rois

Masinisa est la transcription latine du nom de l’agellid (roi) amazigh MSNSN, selon les stèles punico-libyques trouvées à Dougga et Sbeitla et exposées au musée de Constantine.

Lu avec des voyelles, MSNSN se décrypte MaS N SeN, ce qui signifie «leur seigneur». Comme tous les rois de l’Antiquité, Masinisa était déifié et désigné Agellid amoqran, c’est-à-dire le roi suprême de la Numidie. Né vers 238 et décédé en 148 avant notre ère, Massinissa était fils de Gaïa, comme le précise la stèle de Dougga : MSNSN GLDT U GYY «Massinissa, roi, fils de Gaïa».

Nous ne savons presque rien du roi Gaïa, sinon qu’il est, d’après la même inscription, fils de Zilalsen (ZLLSN), suffète, titre carthaginois que l’on donne au magistrat suprême d’une ville. De magistrat suprême à roi, il n’y a qu’un pas, c’est une question d’expansion territoriale par sa force de frappe. Gaïa s’opposa fortement aux Carthaginois, entre 213 et 208 avant notre ère, les dépossédant même, dans les dernières années de sa vie, de territoires, comme il s’allia avec eux pour combattre Syphax, roi des Massaessyles, allié aux Romains, qui n’arrêtait pas d’attaquer le royaume massyle, s’emparant à chaque occasion de villes et territoires.

Mais combattu sur deux fronts par les troupes carthaginoises, d’une part, et par les Numides commandés par le jeune prince Massinissa, d’autre part, Syphax, vaincu, se replia en Maurétanie tingitane pour enrôler de nouveaux contingents. En s’alliant aux Carthaginois, Gaïa leur fournit aussi des troupes en Ibérie (actuelle Espagne), sous la conduite de son fils aîné Massinissa. Les qualités de commandement de Massinissa et les victoires qu’il remporta sur les Romains, qui honoraient les Massyles, étaient fortement appréciées par les alliés carthaginois. Durant cette coalition circonstancielle, les parties massyles et carthaginoises voulaient concrétiser leur entente par le mariage du jeune prince avec Sophonisbe, la fille du général Asdrubal.

Il y avait en effet une telle infiltration de la culture et des croyances puniques dans les royaumes numides, et réciproquement (le dieu amazigh, Amon, dont le temple où il rendait les oracles se trouve à Siouah, a été adopté par les phéniciens sous le nom d’Amon-Baal), il y avait une telle proportion d’échanges matrimoniaux entre l’aristocratie numide et l’aristocratie carthaginoise, qu’on peut apprécier l’état d’acculturation de la cour des rois numides et du sénat de Carthage. Les unions sont nombreuses. Oezalcès, oncle de Massinissa, convola à une nièce d’Hannibal ; une fille de Massinissa se maria avec un Carthaginois ; Sophonisbe, elle-même, avait été la fiancée de Massinissa avant de devenir l’épouse nubile de Syphax, puis la femme d’un jour de Massinissa.

A la mort de Gaïa en 206 avant notre ère, selon les règles de transmission du pouvoir en usage dans l’Antiquité amazighe, ce n’est pas Massinissa, son fils, qui lui succéda, mais Oezalces, son frère, aîné parmi les hommes de la famille. Mais celui-ci ne tarda pas à mourir à son tour et laissa le trône à son fils Capusa, homme qui n’avait pas la trempe d’un monarque. Il vit se dresser contre lui un nommé Mazetul, homme ambitieux appartenant à une branche adverse de la famille.

Au cours d’un conflit, Capusa fut tué, mais Mazetul ne prit pas le trône qu’il céda à Lacumazès, jeune frère de Capusa, non encore sorti de l’enfance. Massinissa, devenu l’aîné de la famille, prit enfin la couronne du royaume des Massyles. Mais Lacumazès, se sentant frustré, décidé à faire valoir ses droits au trône de la Numidie, fit appel à Syphax, le puissant roi de la Maurétanie qui annexa, à son profit, la Numidie et, bien entendu, la capitale Cirta.

Dans le massif qui entoure Dougga où il érigea la stèle indiquant sa naissance royale, Massinissa s’était réfugié avec quelques hommes qui lui sont restés fidèles, constants dans leur attachement. Même s’il connut une vie de proscrit, il poursuivit sa lutte avec acharnement par des attaques et des embuscades, harcelant partout ses ennemis, les Massaessyles de Syphax qui n’arrivaient jamais à venir à bout de lui. Il évitait les combats en plaine en raison de la supériorité de la cavalerie ennemie. Si Jugurtha son petit fils pratiquait une guerre révolutionnaire contre les Romains, son aïeul Massinissa en était à l’origine. Leur slogan à tous deux était « L’Afrique aux Africains».

La transcription latine de Syphax vient du radical iF qui signifie surpasser, dépasser, devancer, distancer, triompher, vaincre. Dans sa forme optative qui exprime le souhait, il est celui qui nous dépasse tous, celui qui fait mieux que nous tous, YiFa. Précédé du préfixe yeS, qui signifie avec Lui, sous entendu Dieu, Siphax c’est «grâce Lui soit rendue, Il est Celui qui est sans égal», car Il est aussi Dieu, Agellid amoqran.

L’histoire ne rapporte aucune information sur son ascendance et ce qui l’a fait devenir roi. On peut supposer qu’il est issu d’une famille d’iguramen, c’est-à-dire d’origine religieuse, qui détiennent le secret de l’écriture, le libyque, créé et initié par les femmes, venue de Garama, dans le Fezzan. Les Garamantes, c’est ainsi que les auteurs anciens désignaient les habitants de Garama, pratiquaient le commerce de l’or, d’esclaves, d’œufs et plumes d’autruches, qu’ils montaient du pays éthiopien (sud du Sahara) jusqu’aux ports méditerranéens Arzew (anciennement Portus divinii, le Port des dieux), Iol (Cherchell), Saldae (Bougie)… à travers la piste balisée Garama-Ghat-Djanet-Agadès-Gao-Tombouctou-Taoudenit-Aoudaghost-Sidjilmassa ou inversement jusqu’à Leptis-Magna ou Cyrène. Sur le chemin du retour les Garamantes récoltaient du sel gemme qu’ils troquaient en pays noirs.

Astucieux, politique avisé et intéressé, Syphax a su faire rencontrer dans sa capitale, Siga, le général carthaginois Asdrubal, et le général et proconsul romain Scipion, dit l’Africain. Carthage et Rome étaient les deux puissances du Bassin méditerranéen. Le projet de Syphax était pervers. En s’alliant à la fois aux Carthaginois et aux Romains, deux forces étrangères à la Tamazgha, était de vaincre Massinissa et d’occuper la Numidie, et par là-même, lui prendre sa fiancé Sophonisbe. Ses négociations secrètes tantôt avec les Romains, tantôt avec les Carthaginois, ses alliances et ses contre-alliances le dé-servirent plus qu’ils ne le servirent.

Pour aboutir à ses fins, le plateau de la balance pencha en faveur de Carthage, avec qui il scella une alliance matrimoniale en prenant en énième noce Sophonisbe, la fille encore nubile du général carthaginois Asdrubal, déjà fiancée à Massinissa, «le petit roquet», comme il l’appelait pour ne pas le nommer.

Sophonisbe est la contraction latine de Sapha-n-baal, qui signifie en langue punique «la protégée de Baal». Baal est un terme sémitique qui veut dire «Seigneur», appliqué à un grand nombre de divinités, et en partie au dieu cananéen Haddad, le dieu du feu et de la métallurgie. Il correspond à l’Héphaïstos et au Vulcain des mythologies grecque et romaine.

Dans l’Ancien Testament, Baal désigne tous les faux dieux.
Sophonisbe, personnage tragique par excellence, a inspiré plus de vingt tragédies classiques en français, italien, espagnol, anglais et allemand, et d’une bonne douzaine d’opéras dans ces mêmes langues, tirés des récits de Tite-Live, Diodore de Sicile, Appien et Dion Cassius..

La tragédie cornélienne n’hésita pas, pour abreuver un auditoire féru d’intrigues et de passions amoureuses, à lui inventer l’histoire d’une Sophonisbe opposée à une reine de Gétulie, une province profonde de la Numidie. Pendant ce temps, Scipion, dit l’Africain – et ses légions – n’arrivait pas à bout de la petite Utique, cité non loin de Carthage. Corneille échafaudait un édifice baroque pour fourrer la «nécessaire rivalité» indispensable dans toute intrigue digne d’un drame à succès, particulièrement quand on s’attend à l’antagonisme entre deux princesses éprises du même roi. On entendit Sophonisbe dire, parlant de Massinissa :

«Le prier fièrement qu’elle put en ses mains
«Eviter le triomphe et les fers des Romains.»
(Corneille, Sophonisbe, II, 1)

Et Massinissa, dans une proposition inattendue lui répondit pour la prévenir de l’ignominie du triomphe :
«La femme du vaincu ne peut l’éviter.»

«Mais celle du vainqueur n’a rien à redouter.»
(Idem, II, 4)

Sophonisbe, la reine tragique, veuve de Syphax, vieux roi des Masaesyles, vaincu par les escadrons numides du fougueux Massinissa qu’il surnommait «le petit roquet des Massyles», était l’enjeu – avec Carthage la capitale punique – entre le roi numide et le général romain Scipion.

L’heure sonna avec le débarquement de Scipion sur la côte africaine. Fin manœuvrier, le Romain était roué à tous les artifices pour mettre fin à la puissance de Carthage sur le pourtour de la Méditerranée occidentale. Il essaya d’abord d’attirer à lui Syphax qui dédaigna son offre, parce qu’avec son alliance matrimoniale, il a ses entrées dans Carthage avec le projet de la posséder. Scipion se retourna alors vers Massinissa à qui il proposa de faire alliance pour récupérer ses territoires sur Syphax et Carthage.

Les premiers combats favorisèrent les deux alliés qui s’attaquèrent à Utique, place forte carthaginoise. Jusque-là sur la défensive, les Carthaginois rejoints par Syphax décidèrent, au printemps 203 avant notre ère, de passer à l’offensive dans la bataille dite «des grandes plaines», qui s’acheva avec la victoire de la coalition romano-numide.

Polybe et Tite-Live font un récit fortement détaillé du déroulement de la deuxième guerre punique. Nous nous souviendrons seulement de la participation de Massinissa, avec sa cavalerie, qui fit pencher la balance en faveur de la coalition romano-numide. Dans une autre bataille encore, Syphax entouré d’une troupe nombreuse, sur le point de cerner Massinissa, l’armée romaine apporta ses renforts. Le roi des Massaessyles, terrassé, fut conduit en piteux état sous les murs de Cirta, qu’il avait précédemment soumise, qui décida de s’aligner sous la bannière de Massinissa. Livré à Scipion, Syphax fut conduit à Rome avec d’autres prisonniers massaessyles, et promenés dans les rue comme trophées de guerre et témoignages de la victoire. Il est ensuite transféré à Alba Fucène puis à Tibur où il mourut. Son fils, Vermina, lui succéda sur le trône des Massaessyles que Massinissa avait amputé de nombreux territoires et villes, dont Cirta.

Dans son palais de Cirta, instruite de la venue prochaine de Massinissa, Sophonisbe devrait-elle se montrer devant lui dans les atours royaux d’une princesse souveraine, baignée dans l’esprit de sa lignée carthaginoise ? Ou bien, se présenterait-elle, dans la tunique la plus modeste, la figure affligée par la défaite et par la soumission, celle de la captive se souvenant de la magnanimité du conquérant ? Elle choisit une issue intermédiaire qui l’autorisait à spéculer, de manière pragmatique, sur l’un ou sur l’autre aspect.

Vous souvenez-vous, chers lecteurs et lectrices, de La femme assise de Guillaume Apollinaire, le chantre des avant-gardes artistiques, le poète inventif et libre des Alcools ? La femme assise comprend bien la situation de Sophonisbe et des femmes dans ce genre d’événements : «Les femmes n’aiment ni la guerre ni les guerriers, mais les jardins de cèdres et de cyprès, les palais à terrasses et les rois qui tergiversent.»

Si on suit Tite-Live à la lettre, on conclurait que Sophonisbe était juste nubile et vierge lorsqu’on la maria, trois ans plus tôt, à Syphax, déjà très âgé. La culture et l’instruction approfondie qu’elle reçut chez Asdrubal, son père, prestigieux général carthaginois, ajoutée à l’expérience acquise auprès de la cour royale de Cirta, lui permettaient de bien apprendre et comprendre sur les hommes, leurs faiblesses et leurs passions, leur générosité et leur âpreté, leur noblesse et leur bassesse. Sa connaissance des philosophes grecs, sa perspicacité innée, sa clairvoyance, son flair, la flamme et l’exaltation qui l’animaient pour sa métropole et les dieux de Carthage, faisaient de cette jeune et belle aristocrate un puissant instrument de la politique carthaginoise en Numidie, une excellente députation dépêchée par Carthage auprès des rois numides.

Alors, Sophonisbe se présenta à Massinissa, comme le commandaient les intérêts supérieurs du moment, dans le simple vêtement des implorantes. Mais, en réserve à cette feinte humilité, elle s’était fardée comme seules savaient se maquiller les filles de l’aristocratie carthaginoise. Ce n’était ni la veuve éplorée ni la souveraine qui s’offrait aux yeux de Massinissa, mais une femme certaine d’elle-même et de l’avenir. Célébrer le conquérant, c’est aussi célébrer les divinités ; s’incliner, c’est loyalement admettre sa défaite. Vous savez le résultat chers lecteurs. et lectrices.

Massinissa s’en remit à la subtile supplique de Sophonisbe, qui le reçut en ce début de l’été 203 avant notre ère en son palais de Cirta. Tite-Live la rapportait ainsi :
«Nous sommes, lui dit-elle, entièrement à votre discrétion. Quand je ne serais que la femme de Syphax, c’en serait ainsi assez pour que j’aimasse mieux m’abandonner à la discrétion d’un Numide, d’un prince africain comme moi qu’à celle d’un étranger et d’un inconnu. Mais que ne doit craindre d’un Romain une femme carthaginoise, la fille d’Asdrubal !» (atque in eadem mecum Africa gentis…)

Sophonisbe repoussait l’idée même qu’elle puisse paraître au triomphe où Rome décernerait les lauriers au Romain abominé, ce Scipion qui n’avait rien d’Africain pour lequel elle éprouvait tant d’aversion. Elle préférait la mort à cette parade burlesque que l’on joue à l’entrée d’un théâtre pour attirer le peuple de Rome.. Mais Sophonisbe voyait surtout dans la cérémonie du triomphe la défaite de ses dieux et de sa patrie. Elle ne pouvait s’imaginer participer à cette monstrueuse infamie. Et si d’aventure Massinissa la livrait aux Romains, elle choisirait de périr sur l’heure. Celle qui sera son épouse d’une nuit, se para cette fois-ci de ses plus beaux atours. Chœur de jeunes filles, harpistes, flûtistes, joueuses de tambourins étaient des noces. La soliste entama le chant de bénédiction nuptiale repris en chorus comme il était de tradition à Carthage et à Cirta :

«Gracieuse gazelle, Ô fille distinguée,
«Se fondent en toi la beauté sublimée et la noblesse couronnée.
«Redresse-toi, car pointe l’heure de ta gloire et de ton éclat.
«Redresse-toi, exulte et prélude des antiennes de joie.
«Redresse-toi, pare-toi du diadème des rois.
«Revêts-toi de brocards écarlates brochés de soie et d’or.
«Tu es la plus belle, la plus exaltante, ô Majesté,
«Tu es enchaînée par la passion de Massinissa, ton antique amour.
«Toutes les vierges chanteront ta félicité,
«Au son de tambourins, de luths et de fifres.
«Qu’avez-vous filles à dire de mon amant ?
«A lui je plais, il n’a d’ivresse que pour moi !
«Tu es le cinnamome, l’arôme essentiel, le marbre de Iol,
«L’émeraude et la nacre flamboyant du faste de leurs feux.
«Tes yeux dardent des glaives et des lances.
«Tes dents sont de cristal et tes joues des quartiers de grenade.
«Ta taille est la plus belle, telle le palmier,
«Ô Majesté, la plus somptueuse des roses.
«Ammon, Al, Baal, Ilou, et tous les dieux
«Et toutes les déesses de Carthage et de Cirta
«Béniront et préserveront votre union.
«Tanit l’africaine fera briller sur toi sa face,
«Elle t’accordera sa grâce
«Tu peux maintenant aller jeune marié,
«Ton épouse est pour toi au lit.»
«Son visage a l’éclat de la fleur blanche de la camomille.»

Et renversée sur des coussins, soudain grave et apeurée comme une jeune vierge, Sophonisbe ferma les yeux… puis les rouvrit en riant, lui ouvre les bras. Il s’allonge sur son épousée, lui saisit fougueusement les poignées qu’elle a si minces, si fragiles, si faciles à briser, il mordille son épaule, ses lèvres, son oreille que les perles alourdissent, mord jusqu’à la faire crier.

Alors, entre deux baisers ardents, dans un frémissement sur tout le corps, il lui chuchote en grec le chant sacré du mariage dionysiaque : «Donne-moi mon jardin profond, la fleur noire et la grotte très féconde.» Dans un souffle elle lui répondit : «Souviens-toi Massinissa de la déesse Isis, qui, ressuscitant Osiris son frère-époux, dit : l’âme d’un amant vit dans le corps d’un autre.» Sophonisbe veut qu’ensemble, Elle et Lui, cette nuit, ils n’aient plus ni passé, ni lendemain, rien qu’un éternel aujourd’hui. Et Massinissa reprit vie dans le corps de Sophonisbe, dans un éternel corps-à-corps. Le corps de Sophonisbe est son seul empire, trop petit et trop fragile pour être partagé.

Massinissa, sommé par un ultimatum de Scipion de remettre à la puissance romaine celle qui fut son épouse d’un jour, préféra, après une nuit frénétique, une nuit de passion et de fureur, une nuit de projets insensés, au petit matin offrir à Sophonisbe la coupe fatale. Elle prit le calice de son plein gré et le but jusqu’à la lie, en reine, en reine sacrifiée à la raison d’État. Sophonisbe est l’auguste héritière de Didon, Kahina, Fadhma n’Soummer, Hassiba Ben Bouali, dans la légion des prodigieuses femmes africaines immolées à la raison d’État. Le lendemain, face au front des légions, Scipion saluait, pour la première fois Massinissa, du nom de roi.

Massinissa, après de longues années de combats put ainsi reprendre le royaume de ses pères. Carthage, vaincue, fut obligée de signer un traité de paix avec Massinissa et Scipion, qui la priva d’une grande partie de ses territoires et de sa flotte. Asdrubal, le chef de la délégation carthaginoise aux négociations, présenta les accords de paix à son sénat qui les ratifia.

Les Carthaginois, selon Tite-Live, «livrèrent leurs vaisseaux de guerre, leurs éléphants, les transfuges, les esclaves fugitifs et quatre mille prisonniers, parmi lesquels un sénateur. Scipion fit conduire les vaisseaux au nombre de cinq cents pour y être brûlés». Le traité épuisait Carthage de ses réserves d’or, de sa flotte, d’une bonne partie de ses territoires et villes, et mettait fin à la
deuxième guerre punique (202 av. notre ère).

Avec la puissance acquise par Massinissa, Carthage a désormais un puissant voisin qui n’aspirait qu’à un but, reprendre tous les territoires pris à ses ancêtres, y compris Naravasse cédée en -814 autour de la colline de Byrsa par son ancêtre Hiarbas à Didon, c’est-à-dire ce qui est devenu Carthage. Vers la fin de sa vie, il voulut s’en emparer pour en faire sa capitale. Les Romains redoutaient qu’en l’acquérant, l’Afrique devint une super puissance en Méditerranée et ne se retourne contre Rome. Le sénateur Caton, attirant l’attention sur le danger que pouvait représenter Massinissa, lança cette célèbre formule : «Il faut détruire Carthage !» Quand Carthage fut livrée aux flammes et au pillage par Scipion en 143 av. notre ère, Massinissa n’était plus de ce monde depuis déjà cinq ans.

Massinissa avait gardé, sa vie durant, l’amitié de Rome mais ne fut jamais soumis à son allégeance. Il récupéra des villes et territoires sur Carthage et Vermina le successeur de Syphax. Son œuvre sociale et politique était aussi grande que son action militaire. Il sédentarisa les Numides, les unifia sous une même bannière, édifia un royaume grand et puissant qu’il dota d’institutions inspirées de Carthage, Rome et Athènes. Il frappa également monnaie à son effigie. Il créa, entretint et perpétua une armée forte et régulière ainsi qu’une flotte qu’il mit parfois à disposition de ses alliés romains.

Quoique rude guerrier, brave et courageux aux combats à quatre-vingt-huit ans il commandait encore une bataille contre les Carthaginois et même dans son âge avancé, il pouvait rester une journée entière à cheval et supporter comme le dernier de ses soldats toutes les privations, Massinissa n’était pas que cela. Bien qu’il se battait contre les Carthaginois, il ne méprisait pas la civilisation et la culture carthaginoises, bien au contraire, il sut en profiter. La langue punique était d’un usage courant à Cirta à côté du tamazight, des langues grecque et latine. Il savait se comporter en souverain raffiné, portant de riches vêtements et une couronne sur la tête lors de réceptions données dans son palais de Cirta, où se produisaient des musiciens venus de Grèce, offrir des banquets avec des vaisselles d’or et d’argent.

Il encourageait aussi la littérature et les arts, recevait à sa cour de nombreux artistes et écrivains étrangers, envoya ses fils étudier à Athènes. Il eut plusieurs épouses et un nombre considérable d’enfants, dont quarante-trois garçons. La plupart moururent. À la mort du grand agellid, à l’âge de quatre-vingt-dix ans, seuls une dizaine de ses fils lui survécurent dont trois Micipsa, l’aîné reçu l’administration de Cirta ; Gulusa, le cadet eut les armées ; enfin Mastanabal devint responsable de la justice, se partagèrent le pouvoir. Mulusa et Mastanabal disparurent mystérieusement deux ans après, le royaume et le pouvoir échurent à Micipsa, seul survivant des héritiers de Massinissa.

Au printemps 143 av. notre ère, Scipion reprit le siège de Carthage, investit dans la nuit le port et la place publique, et, au petit matin, avec les quatre milles hommes de troupe fraîchement débarqués qu’il reçu, marcha sur Byrsa. La ville présentait un spectacle horrible, des hommes, des femmes et des enfants sur les toits, dans les rues, passèrent au fil de l’épée, par les traits de lances. On entendait partout des cris, des plaintes, des gémissements. Le carnage et la douleur étaient partout. Au septième jour, on amena à Scipion les suffètes avec cinquante mille hommes, femmes et enfants, réfugiés dans l’enceinte de la citadelle de Byrsa pour demander grâce au général romain.

Selon Appien, Asdrubal, sa femme et ses deux enfants, enfermés dans le temple d’Esculape, résistèrent vaillamment. Mais acculés de toutes part, exténués et privés de vivres, Asdrubal se rendit au chef romain qui l’humilia devant ses concitoyens. Toujours selon Appien, quand les soldats romains mettaient le feu au temple, quand les flammes commençaient à lécher l’édifice, la femme d’Asdrubal, vêtue de ses plus beaux vêtements et parée de ses plus beaux atours, se présenta avec ses deux enfants à Scipion, qu’elle apostropha ainsi :

«Romain, les dieux te sont favorables, puisqu’ils t’accordent la victoire. Souviens-toi de punir Asdrubal qui a trahi sa patrie, ses dieux, sa femme et ses enfants. Les génies qui protègent Carthage s’uniront à toi pour cette œuvre de vengeance…» Puis se tournant vers Astrubal : «…Toi le plus lâche et le plus infame des hommes, tu me verras mourir ici avec mes deux enfants, mais bientôt tu sauras que mon sort est encore moins à plaindre que le tien. Illustre chef de la puissante Carthage, tu orneras le triomphe de celui dont tu baises les pieds, et après ce triomphe, tu recevras le chatiment que tu mérites.»

En achevant ces mots, elle égorgea ses deux enfants et se précipita avec eux au milieu des flammes. Ainsi finit la mère qui se sacrifia à la raison d’Etat comme sa fille Sophonisbe prit la coupe fatale et but le calice jusqu’à la lie, en reine, en reine sacrifiée à la raison d’Etat. Je conclurais chers lecteurs et lectrices ce duel, entre deux rois numides pour Sophonisbe, par une anecdote concernant Apulée (125-180 de notre ère), le père des Métamorphoses, enfant chéri et vivant portrait de l’Afrique romaine, qui aimait boire à toutes les coupes non pour raison d’état mais pour le plaisir de l’esprit et du savoir comme le sont les alliances et les mésalliance : «Dans Athènes, j’ai bu à toutes les coupes», disait-il. «En Grèce, j’ai été initié à presque toutes les religions.

J’ai reçu de leurs prêtres différents signes et symboles que je conserve avec soin.» Signes et symboles reçus pour les donner à son tour à Madaure sa ville natale en digne fils : «Je ne rougirais pas de ma patrie, quand bien même nous serions encore une place forte de Syphax. Mais après la défaite de Syphax, notre cité fut cédée à Massinissa par le peuple romain.

Puis, elle a été fondée de nouveau par des vétérans, et maintenant nous sommes une magnifique colonie.» Comme ses camarades, Apulée savait et pratiquait surtout sa langue maternelle, le tamazight local, mêlée de mots puniques, ancêtre de la daridja. Il avait bien appris le latin à l’école, mais le parlait avec un «détestable» accent, pour se donner une manière de «barbare» dont il aimait s’affubler. Et, aux nombreuses plaisanteries qu’on lui faisait à Rome, il répondait avec retenue ou suffisance, avec un air caustique qu’il était «à moitié Numide et à moitié Gétule».

Par Ali Sayad , anthropologue

* En marge du colloque organisé par le Haut-Commissariat (sic) à l’amazigité sur Syphax, à Aïn Témouchent, où la presse rapportait la présence de Nordine Yazid Zerhouni, ancien ministre de l’Intérieur, appelé à d’autres fonctions, présent également au Khroub à l’occasion du colloque sur Massinissa. L’amazighité, parent pauvre a besoin d’un commissariat et non d’un conseil comme pour l’arabisation et l’islam.

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