Histoire

Aux sources de DJERBA, île plurielle millénaire

Djerba abrite une communauté aux particularités multiples. Géographiquement, c’est la seule grande île du sud méditerranéen, proche de la côte africaine. Son relief ne dépasse guère une cinquantaine de mètres dans la partie méridionale. Aucun cours d’eau n’arrose le sol semi-désertique. Des puits, recueillant une eau saumâtre, propre à la culture, jalonnent son espace. La population indigène a longtemps adapté l’habitat pour permettre de recueillir les eaux de pluie dans des citernes, jusqu’à ce que les nécessités du monde moderne fassent que cette eau soit dorénavant apportée par un pipe-line, le long de la chaussée romaine.

Or cette île, à l’histoire quatre fois millénaire, est le berceau ancestral d’une population amazighe caractérisant son identité sociologique, et par voie de conséquence, son caractère original et immuable. Djerba est une île profondément berbère avec toutes les conséquences socio-culturelles que cela entraîne. Car, il faut bien admettre que l’insularité exacerbe, comme partout ailleurs, un esprit d’identité, plus tenace encore que sur le continent.

À cela vient s’ajouter un autre facteur, historique cette fois-ci. Djerba a toujours été l’un des  maillons des routes maritimes des grandes civilisations méditerranéennes.

Dans l’Odyssée déjà, Homère (VIIIe siècle av. J.-C.) la cite comme étant « l’île des Lotophages », dont le fruit envoûtait les marins d’Ulysse. Le lotos [Λοτος  en grec] serait vraisemblablement le fruit du jujubier, à ne pas confondre avec le lotus aquatique. Les Grecs ont d’ailleurs puisé plusieurs  éléments de leur mythologie dans la proximité continentale de l’île. Que ce soient Triton, le messager des mers, la déesse Athéna ou la terrifiante Médée. On a tord de croire que le mythe fait figure d’une histoire fantastique imaginée par les Hommes. En ces temps lointains, où l’écriture n’était pas encore née, le mythe permettait de fixer une image mentale dans les esprits des hommes pour expliquer l’inexplicable, mais aussi pour témoigner des connaissances acquises. Homère écrit l’Iliade et l’Odyssée quelques huit cents ans avant notre ère. Il évoque donc une époque deux fois plus lointaine, appartenant à la Protohistoire.

Des études scientifiques[1] ont montré que la côte des Syrtes a été le théâtre d’une migration cypro-cappadocienne entre 3,000 et 1,600 av. J.-C (néolithique). Mais c’est plutôt entre 1,500 et 1,300 av. J.-C. (chalcolithique) qu’une seconde vague migratoire a affecté l’île de Djerba. C’est à ce moment-là que l’industrie de la poterie aurait été importée. L’archéologie se réfère souvent au travail de la céramique pour expliquer les étapes de l’évolution humaine. Au cours d’une conférence donnée à Paris, en janvier 1937, l’ethnologue Claude Lévi-Strauss[2] évoquait que : « Si les peuples d’une région possèdent la céramique, c’est qu’ils l’ont empruntée au peuple voisin, qui l’avait lui-même empruntée à un autre, etc. ».

La fin de la guerre de Troie se situe en 1185 av. J.-C., c’est-à-dire à l’âge du bronze, période où donc commence le périple homérique de l’Odyssée. On voit comment, par ce biais, le mythe rejoint l’Histoire.

Les Phéniciens, ces grands marins et commerçants de la Haute Atiquité, venaient aussi à Djerba pour y chercher le murex, dont on en extrait la pourpre. Entre Guellala et El-Kantara, le site archéologique de Meninx a d’abord été phénicien avant d’être romain. La légende rapporte que les Phéniciens seraient à l’origine de la célèbre poterie de Guellala, car en repartant, ils chargeaient leurs vaisseaux de jarres d’huile d’olive collectée localement.

Le mot punique utilisé pour désigner Guellala [en arabe : ڨلّالة] est ‘heres’ signifiant ”vase de terre” ; il a ensuite été latinisé en ‘haribus’ par les Romains.

Le nom Tamazight (langue berbère) de Guellala est ‘iqellalen’ [ⵉⵇⴻⵍⵍⴰⵍⴻⵏ], signifiant “potiers”. Car la côte sud de l’île, entre Guellala et Ajim, est restée berbérophone. Il s’agit d’un dialecte couramment appelé le jerbi, mais appartenant au groupe des langues Tamazight d’origine zénète.

Linguistiquement parlant, le mot ‘meninx‘, quant à lui, vient du grec [Μῆνιγξ] signifiant

« membrane » et plus spécifiquement celle du cerveau. Or certains textes historiques évoquent Djerba comme ayant la forme d’un cerveau humain ! Il suffit de regarder une carte de l’île pour en découvrir la ressemblance. Cela amène à se demander comment les Anciens avaient pu établir une topographie aussi pertinente !

Les Romains sont arrivés plus tard, mais sont à l’origine de cette chaussée dite « romaine » qui relie El-Kantara (لقنطرة , le pont, en langue arabe) au continent africain, en direction de la ville de Zarzis et des chotts sahariens.

Et lorsque les troupes arabes, portant le drapeau de l’islam, sont arrivées au VIIe siècle de notre ère, Djerba a forcément servi d’étape sur le chemin de la conquête.

Cela nous conduit alors à évoquer les particularismes religieux de cette île, décidément unique. Peu de lieux dans le monde d’aujourd’hui offrent un tel tableau. À vrai dire, il s’agit d’une entité sociologique véritablement atypique.

Tout d’abord, Djerba est l’île des Ibadites. Issu du Kharidjisme, l’Ibadisme fait figure de troisième voie dans l’islam, entre Chiites et Sunnites. Réputé pour sa rigueur coranique, sa simplicité sacerdotale, son sens égalitaire entre les sexes et les membres de la communauté, son esprit de tolérance, l’Ibadisme se compare au protestantisme, au sein de la religion musulmane. Le sultanat d’Oman est le seul pays se réclamant officiellement d’appartenir à cette confession. Des poches ibadites existent sur la côte est-africaine, autrefois visitée par des navigateurs omanais. C’est le cas  de l’île de Zanzibar, en Tanzanie. Or, l’Afrique du Nord conserve aussi quelques zones ibadites majeures : dans le Djebel Nefoussa, en Libye ; dans la Pentapole du M’Zab, en Algérie ; et sur l’île de Djerba. À noter que ces territoires maghrébins sont tous de souche berbère, comme si le peuple Amazigh cherchait souvent à établir un trait identitaire différent.

Houmt-Souk, capitale de l’île, possède une intéressante bibliothèque privée [Al Barounia], dédiée aux personnes cherchant à se documenter sur l’Ibadisme et l’histoire de Djerba, comme l’explique son directeur, M. Saïd Barouni.

La mouvance ibadite est à l’origine du particularisme architectural des constructions djerbiennes, que ce soit dans le style des maisons ou celui des mosquées. La conception tient compte du climat en utilisant une remarquable pureté de lignes composées de carrés, de rectangles et de coupoles, sans fioritures inutiles. Anthropologiquement parlant, le carré symbolise la vie terrestre, tandis que la coupole, partie supérieure de l’œuf primordial, appartient à la voûte céleste divine. Le remarquable musée du patrimoine de Guellala, évoque d’ailleurs le symbolisme de l’offrande de l’œuf, comme faisant partie d’une tradition ancestrale locale. Une tradition qui se retrouve aussi dans la culture  provençale, répertoriée au musée Arlaten d’Arles, fondé par Frédéric Mistral (prix Nobel de littérature, en 1904).

Par ailleurs, il semble également intéressant d’évoquer une autre particularité culturelle des mosquées ibadites de Djerba. Certaines d’entre-elles sont souterraines et semblent souscrire à cette vieille propension amazighe de la caverne [ifri en Tamazight, ⵉⴼⵔⵉ, en néo-Tifinagh]. Cette particularité se rattache aux origines lointaines du sud tunisien et à sa population libyenne des Afer ou Afri, peuple des cavernes, à l’origine des termes, Ifrîqiyya (en arabe), puis Africa (en latin), pour devenir finalement celui de tout un continent. Une analyse de l’Encyclopédie Berbère[3] en fait état.

L’habitat djerbien suit des règles similaires par la sobriété de ses façades, aux ouvertures minimum. Le volume cubique rectangulaire est souvent surmonté de coupoles, qui, hormis le symbolisme architectural, possède aussi une fonction pratique. La voûte intérieure permet de contenir la chaleur extérieure, en maintenant une certaine fraîcheur domestique entretenue par l’ombre du foyer. Les portes sont rectangulaires et les fenêtres sont petites et carrées. L’entrée de la demeure est parfois surmontée du signe Hamsa placé entre deux effigies de poissons. La pêche étant un moyen de subsistance essentiel, le poisson est donc un signe de prospérité, don de la mer (élément eau) à la vie terrestre des hommes. Les deux poissons symbolisent le couple vivant sous un même toit. Il

s’agit donc d’une dualité procréatrice permettant de générer une descendance vitale. Quant au signe Hamsa, il appartient aux mythes proche-orientaux et maghrébins, et il est l’expression du porte-bonheur, où la paume de la main repousse le mauvais-œil, tout en arborant la symbolique du chiffre 5 (٥ khamsa en arabe). Les cinq doigts de la main représentent un chiffre sacré dans l’islam. On peut le rattacher par exemple aux cinq villes du M’Zab (la Pentapole). Outre les cinq piliers de l’islam, ce chiffre représente également les cinq sens humains. Cette empreinte de main tendue, aux doigts dirigés vers le haut, symbolise aussi le passage terrestre vers la voûte céleste, domaine éternel de la divinité. Cette trilogie illustre donc les trois éléments primordiaux vitaux : eau/terre/air. Un nouvelle fois, mythes et symboles sont l’expression d’une conscience humaine affichée et à valeur de message posthume.

Parallèlement à l’islam ibadite, Djerba conserve une importante communauté juive, issue de  deux courants historiques. Le premier est le plus ancien, puisque selon la tradition, comme l’explique une descendante, Annie Kabla, des émigrés hébreux seraient arrivés sur l’île après la première destruction du Temple de Salomon (en 586 av. J.-C.), en voyageant sur des bateaux phéniciens. Il est utile de rappeler que le roi Salomon aurait fait appel à un architecte phénicien, Hiram, pour la construction du temple de Jérusalem. Cet épisode, historique ou fictif, est encore véhiculé par la Franc-maçonnerie. Cette première vague aurait alors fondé la célèbre synagogue de La Ghriba, (mot signifiant « étrange », en arabe) et qui, toujours selon la tradition hébraïque locale, conserverait quelques éléments du temple de Salomon. Il est évident que ces premiers réfugiés juifs ont ensuite entraîné les indigènes amazighes à se convertir au judaïsme. Ce cas n’est pas unique, quand on pense aux communautés juives de l’Aurès, dont l’une des héroïnes historiques a été la célèbre ”Kahina” ou ”Kahena” (Dihya). Une deuxième vague de Juifs séfarades est arrivée après leur expulsion de la péninsule ibérique en 1492. Plus tard encore, la communauté s’est enrichie d’un groupe de Juifs venus de Livourne, en Toscane. La synagogue de la Ghriba [ كنست الغري ], située  dans le village de Hara Sghira (« petit quartier »), à Erriadh, à quelques kilomètres au sud d’Houmt Souk, fait l’objet d’un pèlerinage annuel durant la Pâque juive. Quoi qu’il en soit, la communauté juive locale conserve plusieurs synagogues. Un grand nombre de bijoutiers de Houmt -Souk sont juifs et ferment donc boutique le samedi, jour du sabbat.

Par ailleurs, Djerba abrite une petite communauté chrétienne, héritière d’une émigration plus tardive celle-là, et datant du XIXe. Au départ, elle était composée surtout de Siciliens et de Maltais, puis elle s’est enrichie à l’arrivée de fonctionnaires français pendant la période du protectorat. L’église Saint-Joseph de Djerba, à Houmt-Souk, surnommée « l’église maltaise », est toujours en service et est aujourd’hui sous la conduite d’un jeune prêtre italien, qui prêchait auparavant au Liban ! Et puis, fait moins connu, Djerba a attiré aussi une petite colonie de Grecs, originaires de Kalymnos, une île égéenne où les pêcheurs d’éponges sont reconnus pour leur aptitude à plonger en apnée. Près du port d’Houmt-Souk, il y a donc une petite église orthodoxe grecque, gardée par Dimitri, fils d’un Grec émigré à Djerba. Construite aux alentours de 1890, cette église porte le nom de Saint-Nicolas, évidemment patron des pêcheurs.

Après avoir rencontré des membres de chacune de ces communautés, qui tous se connaissent et s’apprécient, on acquiert un sentiment de paix intérieure, devenu si rare à notre époque. Et chacun d’évoquer sous couvert d’une sorte de crainte imperceptible, les nouveaux arrivants, fonctionnaires de l’État tunisien, ou représentants du tourisme, souvent de confession musulmane malékite, qui viennent bousculer l’ordre djerbien établi ! Un sentiment de peur, bien humain, qui appartient à tout un chacun, mais qui, sur une île, se transforme en un écho interrogateur, quant à l’avenir de cette magnifique cohésion communautaire qui perdure harmonieusement.

Cette constatation appelle une réflexion particulière, inhérente à la population majoritairement Amazighe de l’île de Djerba. Linguistiquement parlant, le district de Guellala, au sud, est la seule aire ayant conservé un dialecte berbère. L’Amazighité de l’île, se retrouve aussi dans l’ibadisme ou le judaïsme, qui représentent une originalité et une diversité appartenant à l’histoire et à la conception philosophique du monde par ceux que l’on connaît comme étant les « hommes libres » (traduction du terme Amazigh, au singulier / Imazighen, au pluriel). On constate une nouvelle fois que les racines amazighes constituent la marque identitaire de l’Afrique du Nord, et appartiennent à la sphère culturelle méditerranéenne depuis des temps immémoriaux. Cette profonde caractéristique représente  le ferment maghrébin.

Djerba n’est que le reflet d’un miroir originel. Au sein de ce microcosme, on se sent soudain bien loin des conceptions divergentes, véhiculées par les groupes fondamentalistes de tous bords, qui malheureusement empoisonnent la vie contemporaine à l’Est comme à l’Ouest. La pluralité djerbienne est unique. En vérité, il s’agit d’un modèle sociologique dont on serait bien inspiré d’imiter l’esprit de tolérance et d’harmonie.

Christian Sorand

BIBLIOGRAPHIE :

DELMAS, Yves. L’île de Djerba. In: Cahiers d’outre-mer. N° 18 – 5e année, Avril-juin 1952. pp. 149-168; doi : https://doi.org/10.3406/caoum.1952.1786 https://www.persee.fr/doc/caoum_0373-5834_1952_num_5_18_1786

DESSANGES, J. – « Lotophages », in Salem Chaker (dir.), 28-29 | Kirtēsii – Lutte, Aix-en-Provence, Edisud (« Volumes », no 28-29) , 2008 [En ligne], mis en ligne le 01 juin 2013, consulté le 04 février 2017. URL : http://encyclopedieberbere.revues.org/364

LOUIS, André – Le monde ”berbère” de l’extrême sud tunisien (Persée, article) : https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1972_num_11_1_1145

Dialecte berbère de Guellala (fichier PDF) : https://www.fichier-pdf.fr/2013/09/28/dialecte-berbere-de-guellala-jerba-tunisie/

Ifrîqiyya, article de l’Encyclopédie berbère : A. Siraj et E.B., « Ifrîkiyya », in Gabriel Camps (dir.), 24 | Ida – Issamadanen, Aix-en-Provence, Edisud (« Volumes », no 24) , 2001 [En ligne], mis en ligne le 01 juin 2011, consulté le 02 février 2017. URL :http://encyclopedieberbere.revues.org/1545

NOTES : 

[1]   Yves Delmas, Persée : https://www.persee.fr/doc/caoum_0373-5834_1952_num_5_18_1786
[2]              Claude Lévi-Strauss, De Montaigne à Montaigne,  éditions Ehess, École des hautes études en sciences sociales, 2016, Paris, ISBN : 978-2-7132-2538-3
[3]               A. Siraj et E.B., « Ifrîkiyya », in Gabriel Camps (dir.), 24 | Ida – Issamadanen, Aix-en-Provence, Edisud (« Volumes », no 24) , 2001 [En ligne], mis en ligne le 01 juin 2011, consulté le 02 février 2017. URL :http://encyclopedieberbere.revues.org/1545

 

Bassem ABDI

Passionné d'histoire, j'ai lancé en 2013 Asadlis Amazigh, une bibliothèque numérique dédiée à l'histoire et à la culture amazighe ( www.asadlis-amazigh.com). En 2015, j'ai co-fondé le portail culturel Chaoui, Inumiden.

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